"Billie Holiday s'est battue quand d'autres voulaient la faire tomber" : James Erskine à propos de son documentaire sur "Lady Day"
À l'occasion de la sortie ce mercredi 30 septembre du documentaire "Billie", consacré à la légendaire chanteuse de jazz Billie Holiday, le réalisateur britannique James Erskine nous explique la démarche particulière qu'il a adoptée en termes de narration.
Le passionnant documentaire Billie, consacré à l'une des plus grandes icônes du jazz du XXe siècle, est sorti ce mercredi 30 septembre en France. Ce film au procédé narratif original imbrique deux destins tragiques, celui de la chanteuse américaine Billie Holiday et celui de la journaliste Linda Lipnack Kuehl qui avait réalisé quelque deux cents heures d'interviews entre 1969 et 1979 en vue d'écrire une biographie de l'artiste, avant de mourir dans des conditions mystérieuses. De passage à Paris il y a quelques jours, le réalisateur du documentaire, James Erskine a répondu aux questions de Franceinfo Culture.
Franceinfo Culture : Qu'est-ce que Billie Holiday représente pour vous ?
James Erskine : Pour moi, c'est l'une des plus grandes vocalistes de tous les temps. Je pense que sa voix est unique, d'une puissance unique. Ce qui fait sa grandeur, c'est qu'elle est capable de créer de l'émotion avec sa voix. Quand j'ai commencé à écouter Billie Holiday, j'avais à peine vingt ans et à la même époque, j'ai commencé aussi à m'intéresser à l'opéra. Les deux se sont connectés dans mon esprit. Dans l'art lyrique, les chanteurs utilisent leur voix comme un puissant instrument pour leur performance. Bien que je ne parle pas l'italien, je n'aime pas aller voir les opéras en anglais, je veux entendre les versions originales pour leur musicalité. Je sens une sorte de connexion avec Billie Holiday : elle atteint votre âme avant d'atteindre votre esprit. J'adore les songwriters intelligents comme Lou Reed, Bob Dylan, mais je pense alors aux paroles. Avec Billie, c'est différent, l'entendre chanter procure un sentiment incroyable.
Comment est né le documentaire Billie ?
Jusque-là, j'avais consacré pas mal de films à des athlètes célèbres. L'un des producteurs du film, Barry Clark-Ewers, avec qui on parlait depuis longtemps de travailler ensemble, m'a demandé s'il y avait un musicien auquel j'aimerais consacrer un film. J'avais toujours été fasciné par Billie Holiday. Je ne suis pas seulement intéressé par le fait de faire une biographie, j'aime bien l'idée qu'il y ait un autre niveau qui puisse s'y ajouter.
C'est là que vous faites intervenir la journaliste Linda Lipnack Kuehl.
J'ai entendu parler de Linda Lipnack Kuehl qui avait passé une décennie à enquêter sur Billie Holiday, et qui avait apparemment trouvé la mort à cause de ses recherches. J'avais eu connaissance de quelques transcriptions de ses interviews par le biais d'écrivains qui en avaient eu un accès restreint. Mais je n'avais pas entendu d'enregistrements. Comme nous souhaitions faire un film, nous avions besoin du matériau originel. La puissance de tels témoignages, c'est d'entendre les gens parler. Barry Clark-Ewers a localisé les bandes [chez un collectionneur, ndlr] et nous avons obtenu le droit de les utiliser. C'est là que tout a commencé. La vie de Billie s'est trouvée abrégée à la suite de ses conflits avec la société et l'État. Et il y a cette biographe qui a connu également une fin dramatique. Ce n'est pas la biographe d'Ella Fitzgerald, de James Brown ou d'Elvis Presley, c'est celle de Billie Holiday... Cela m'a paru intéressant. Sa propre histoire constituerait un autre moyen de nous transporter dans ce qui a fait l'horreur de l'histoire de Billie, et de créer un cadre où nous comprendrions que c'est une histoire pleine de vie, qui sera pourtant fauchée par la mort.
À quel moment avez-vous décidé d'adopter un procédé narratif incluant une présence marquée de la biographe, avec un va-et-vient entre les parcours de Billie Holiday et de Linda Lipnack Kuehl ?
L'idée était là dès que j'ai eu connaissance de cette histoire. Évidemment, l'histoire de Billie serait prédominante. Au début, nous ne savions pas s'il serait possible de raconter quelque chose à propos de Linda parce que nous n'avions rien sur elle à part deux ou trois choses qui avaient été écrites à son sujet. Une fois que nous avons eu les bandes et que nous avons commencé à construire la narration, j'ai voulu en savoir plus. Je voulais explorer la question de ce qui lui était arrivé. Dans les enregistrements qu'elle avait réalisés, on percevait une attitude personnelle dans sa manière de mener les interviews, qui était significative.
Je pense que quand on se concentre sur une série d'interviews spécifiques réalisées sur une période très particulière, il est important de comprendre qui est en train de poser les questions. Et si les réponses sont ce qu'elles sont, c'est parce qu'elles s'insèrent dans un échange. Je pense au témoignage de Jo Jones [batteur de jazz, ndlr] qui est important. Linda est partie prenante de cette conversation. De même, sans conserver sa participation, nous n'aurions pas pu utiliser le différend qui implique John Hammond [le producteur qui a lancé Billie Holiday]. Ça illustre l'authenticité de quelqu'un qui tente de parvenir à la vérité. Et ça participe de l'architecture du film noir : nous avons une détective qui essaye de résoudre un mystère, et cette détective, c'est Linda. Elle ne se défile pas. J'ai senti que le fait de l'inclure nous en apprendrait plus sur Billie.
Dans le film, on réalise en effet que la carrière artistique de Billie Holiday conserve un certain nombre de mystères...
Billie s'est battue, elle a résisté quand d'autres voulaient la faire tomber. Il y a une chose très intéressante qui émerge aujourd'hui dans ses actions. Elle ne cesse pas de dire : "Vous ne me possédez pas." C'est lié au combat des Afro-Américains, mais aussi au combat des femmes. Ce film, c'est vraiment l'histoire de deux femmes. À la fin, au moment de son divorce, alors qu'elle sait qu'elle est en train de mourir, Billie dit elle-même à son mari : "Je ne t'appartiens pas, quoi que l'Histoire dira."
Avez-vous craint à un moment de ne pas pouvoir construire un film viable, ne possédant que des enregistrements audio et sachant qu'il existait peu d'archives filmées de Billie Holiday ?
Oui ! Mais je savais aussi qu'il existait beaucoup de photos de Billie datant de la dernière partie de sa carrière. Cela a été une vraie bataille de trouver des illustrations ! Les gens n'avaient pas l'habitude de tourner des images sur les communautés pauvres d'Amérique dans les années 1920, 30... Les images de la période de Baltimore [la jeunesse de Billie] ont nécessité d'énormes recherches, par exemple. Ça a été une des grandes difficultés du film.
Une grande part des extraits d'interviews se rapportent à la vie personnelle et amoureuse de Billie, confrontée par ailleurs à la prostitution, la drogue, la police... Est-ce à dire que ces questions étaient prépondérantes dans les enregistrements par rapport aux questions sur la musique ?
Il y a des questions sur la musique, mais j'ai dû faire des choix dans deux cents heures d'interviews. Ce que j'ai dans le film, et que Linda ne pouvait pas avoir, c'est Billie Holiday qui chante. J'ai mis beaucoup de musique dans le film. Il y a certains témoignages comme celui de Tony Bennett qui considère Billie comme la plus grande de tous les temps. Billie elle-même s'exprime sur sa voix [dans une archive radio], on apprend aussi des choses sur ses principales influences... Pour moi, c'est suffisant. Nous vénérons l'artiste. Nous n'avons pas besoin de décortiquer son travail. Nous décortiquons sa vie et comment elle y réagit elle-même dans sa musique. Je ne fais pas une émission de télévision, je fais un film, et ça doit être dirigé par les émotions des personnages. Ça ne doit pas être une approche déconstructive qui dicte au public ce qu'il doit penser.
Le film comporte le témoignage sidérant d'un expert médical qui décrit Billie Holiday comme "impulsive", donc "dangereuse". N'était-elle pas plutôt dangereuse parce qu'elle était une femme libre ?
Elle était dangereuse parce qu'elle était une femme libre. Un homme blanc, psychologue de profession, la qualifie de "psychopathe" parce que les étiquettes qui lui collaient à la peau étaient très puissantes. Certains témoignages d'amis la qualifient de "masochiste". Mais ils disent tous, de façons différentes, que si Billie Holiday a vécu des amours destructeurs, c'est parce qu'elle n'a jamais rien connu d'autre. Il y a eu un grand débat sur la décision de garder ou non cette partie dans le film. Mais on entend Linda réagir aux propos de cet expert, et il faut garder à l'idée que le terme de "psychopathe" n'a pas la même signification de nos jours. Nous comprenons bien que nous avons affaire à une figure d'autorité de l'époque qui condamne quelqu'un qui est affublé d'une étiquette. Et ce n'est pas juste. Linda, tout comme le film, essaye de dire que Billie n'est pas une victime. Si vous appelez quelqu'un une "victime", alors vous présumez qu'un tiers a plus de pouvoir et vous empruntez une voie dangereuse.
Le témoignage final qui fustige la société américaine "raciste et stupide, encore aujourd'hui" prend un écho troublant après les violences qui ont éclaté au printemps aux États-Unis. Ça donne l'impression que rien ne change...
C'est intéressant. C'est les paroles de Jo Jones. J'ai terminé le film il y a environ dix mois, avant ces événements. À ce moment, je n'avais pas l'impression de faire un film politique. Je pensais juste que ces choses devaient être dites, rappelées. C'était important d'avoir l'expression de cette colère car c'est vraiment ce que Jo Jones, qui a prononcé l'éloge funèbre de Billie, ressentait. Quand j'ai revu le film pour la première fois depuis un long moment, je me suis dit : "Wow ! J'ai fait un film politique !"
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