Rencontre avec Enki Bilal et Pierre Christin
Université Lyon 2. Salle des Colloques. Une trentaine d’étudiants en histoire assistent à une « masterclass ». En face d’eux, deux grands messieurs de la bande-dessinée : Pierre Christin, scénariste, et Enki Bilal, auteur et dessinateur. Les questions sont timides, et rares, ils méconnaissent pour la plupart ces artistes. Pourtant, pour des trentenaires et des quadras, la rencontre est exceptionnelle : ces deux-là ont traversé toutes les époques de la bande-dessinée, et marqué les esprits. Quand il s’agit de parler de leur art, Enki Bilal et Pierre Christin sont volubiles, et leur hauteur sur le sujet donne envie de les écouter comme deux sages.
Pierre Christin, aux origines de l’écriture
Pierre Christin fut le premier homme du neuvième art à entrer dans l’antre littéraire et télévisée de Bernard Pivot (Apostrophes), pour « Les Phalanges de l’Ordre Noir », illustré par Enki Bilal. Il fut aussi le premier scénariste de la série « Valérian » de Claude Mézières, dans les années 70, et romancier, plus tard. Quand on lui fait remarquer que son entrée à l’université est une consécration de plus, il s’en amuse. « Quand j’ai commencé la bande dessinée, j’étais aussi professeur d’université. La B.D. était tellement méprisée qu’il fallait prendre un pseudonyme. Donc, me retrouver là avec un genre littéraire qui était considéré comme moins que rien est assez cocasse, et ça fait quand même plaisir. ». Le scénariste a vécu la libération de la bande dessinée, il en a même été l’un des artisans. A son arrivée, explique-t-il, de nombreux sujets n’étaient pas évoqués, parmi lesquels la politique. Il s’y attela avec « Les Phalanges de l’Ordre Noir », ou « Partie de Chasse », critique du terrorisme et de la violence répétée, et peinture sans fards du communisme russe à l’aube de sa chute. Plus tard, Christin poursuivait son exploration en replaçant les femmes au cœur de la bande dessinée, loin des clichés ornementaux.
Une rencontre fondatrice
« Les Phalanges de L’Ordre Noir », « Partie de Chasse ». Ces albums furent essentiels pour les deux artistes. Dans sa biographie parue cette année, « Ciels d’orage », un livre d’entretien avec Christophe Ono-Dit-Biot, Enki Bilal rend hommage à son aîné. Il le dit encore ici, devant lui : « C’est une rencontre très importante, c’est une chance énorme. Avant de travailler avec Pierre, je n’avais fait que quelques histoires en solo, quelques dessins d’actualité pour Pilote, alimentaires. Mon premier véritable livre, je l’ai travaillé avec Pierre Christin, et démarrer à un tel niveau, si jeune, c’est une chance énorme. Mon seul véritable scénariste aura été Pierre, je ne travaillerai jamais avec quelqu’un d’autre. Je ne me vois pas retravailler avec un scénariste. C’est le seul qui m’a arraché à la science fiction, le temps d’un album (Les Phalanges de l’Ordre Noir). L’idée de faire des voitures et des paysages réels m’ennuyait d’avance, mais le scénario était parfait, implacable, imparable ».
Ciels d’Orage, conversations avec Christophe Ono-dit-Biot
La biographie parue cet automne sur Enki Bilal est étonnante. Christophe Ono-dit-Biot, l’initiateur, a choisi une forme de conversations, retranscrites telles quelles. Dans « Ciels d’Orage » (Flammarion), on découvre quelqu’un d’autre que l’auteur de bandes-dessinée, qui a si peu parlé de lui, mais beaucoup montré et commenté son art. Il raconte son enfance, son refuge dans le dessin, sa passion pour la science-fiction, sa façon de dessiner les femmes, les histoires, ses couleurs, et bien sûr sa collaboration avec certaines personnes importantes, comme Pierre Christin. Pour le dessinateur, ce livre est surtout le fruit d’une rencontre unique : « J’ai eu confiance, dit-il, je n’étais pas face à un spécialiste de bande dessinée, j’étais face à un écrivain, journaliste, reporter, quelqu’un qui connaissait l’art graphique, qui s’intéressait au monde de l’art contemporain. Son regard, d’emblée, était un regard certes inquisiteur, mais d’une grande sincérité. C’était quelqu’un qui connaissait très bien mon travail, qui l’adorait. Et donc il voulait débusquer l’homme, l’être humain qui se cachait derrière ce qui lui l’avait fasciné, marqué, déjà gamin, avec « La Foire aux Immortels » notamment. Il y avait une telle générosité dans cette « inquisition » que je me suis pris au jeu, et qu’à un moment donné j’ai trouvé absolument normal et naturel de, moi-même, mettre en perspective l’histoire de ce père qui part… Ce ne sont pas des choses anodines, ça fait partie de ma vie, et en fin de compte il y a une explication à certaines évolutions, certains états d’esprit, certaines obsessions que j’ai pu avoir et que j’ai toujours dans mon travail. C’était le moment, peut-être, aussi, tout simplement. Le simple fait d’oser dire les choses, c’est déjà pas mal.
L'histoire d'un homme
Si vous ne connaissez pas bien la vie ou l'oeuvre d'Enki Bilal, rien ne vous empêche de lire cette biographie. On y découvre la vie d'un enfant né en Yougoslasvie, réfugié très tôt dans ses dessins, alors que son père vit en France. le regroupement familial en région parisienne ne se déroule pas aussi bien qu'attendu, ce qui n'empêche pas le jeune homme de tracer sa route avec son art, de le développer au fil des ans, d'expériemnter au passage le 7ème art. Pour les fans, la lecture s'avèrera également instructive sur la génèse de l'oeuvre de Bilal, car il ne s'était jamais livré à ce point, et le regard expert et bienveillant de Christophe Ono-dit-Biot n'y est pas pour rien.
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