Les professionnels : la BD des années 60 par Giménez
"Cette série ne prétend pas être une autobiographie (...) mais toutes les anecdotes qui s'y trouvent sont rigoureusement authentiques". L'avertissement figure au début de chaque tome, et il n'est pas inutile, tant l'univers fantasque de ce studio de bandes dessinées semble improbable. Et pourtant. Nous sommes à Barcelone, dans les années 60, sous la dictature franquiste. A l'extérieur, les temps sont durs, l'intolérance règne. Mais dans un certain immeuble, une entreprise révèle l'envers du décor. "Créaciones Illustradas" édite des bandes dessinées bon marché, en vente en kiosques. Ce sont des copies de comics américains, des westerns, des séries à l'eau de rose. Le but est de produire une grande quantité d'histoires assurées d'avoir du succès, et à un moindre coût. Les dessinateurs qui travaillent ici rêvent d'autre chose, de développer enfin leur style personnel, et ils sont payés une misère. Du coup, leurs activités préférées sont les suivantes : rendre leur copie au plus vite, en faisant le moins d'efforts possible, quitte à tricher, faire des blagues à leurs camarades, et briller à l'extérieur, draguer. Ils symbolisent l'autre visage de cette époque : la débrouille, la solidarité, la fête.
Cette vie, Carlos Giménez la connait. Autrefois, il contait dans Paracuellos (l'intégrale est également éditée chez Fluide Glacial) une enfance dans les orphelinats du franquisme, et dénonçait ouvertement le régime d'oppression, la grande pauvreté et la violence morale avec humour. Dans "Les professionnels", il s'agit de ses propres débuts dans l'univers du neuvième art, si on peut l'appeler ainsi dans ce cas... Plus tard, Giménez sera découvert par Gotlib qui traduira un premier album en français. Il poursuivra sa carrière dans Pilote et dans Fluide Glacial pour la France, ainsi que dans d'autres revues européennes. Tous ses albums ont connu un grand succès.
Le chef d'équipe des "Professionnels" est Gorge Filstrup. Cest un as pour dénicher les contrats, vendre au rabais dans l'Europe entière ses imitations de comics. C'est ce qui fera sa fortune. Il y a aussi Jordi Pérez, beau gosse qui boude les femmes pour la gente masculine, Casto Redanos, qui adore les blagues potaches et cruelles, les bizutages, Blas Peribanez, scénariste, qui vit dans un monde à part, dans lequel il croit parler de romantisme là où d'autres lisent des histoires d'horreur. Gonzalo Gonzales fabrique des romans photos à partir d'objets et décors improbables, il met en scène sa vieille mère, ou ses collègues. D'autres refilent deux fois la même planche, en espérant double salaire. Tous terminent la nuit, le travail à rendre pour le lendemain.
C'est drôle, c'est cruel. Les amateurs de Fluide Glacial y trouveront cet humour qui ne craint pas le gras et le gros pour mieux dire des subtilités d'humeur. On se surprend à sourire d'une bataille d'excréments, à apprécier des astuces de triche, des tactiques tarabiscotées pour éviter les créanciers, on navigue entre petits arrangements, moqueries, dragues ratées, opération chirurgicale burlesque ou méchant bizutage. Le tout est divertissant, ne se prend pas au sérieux, et dit pour autant beaucoup sur la dictature et la société espagnole des années 60.
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