La BD en format poche : Casterman, Futuropolis, et maintenant Dargaud, pourquoi les éditeurs se lancent-ils dans l'aventure ?
L'été, propice à la lecture, approche. Sachez que la BD se décline désormais en poche. Pas cher et pratique pour les vacances, ce format est-il pourtant bien adapté à ce médium ? Réponse avec trois éditeurs et un libraire.
Dargaud se lance dans la BD en format poche, avec la parution en juin de 9 titres de son catalogue, vendus 9,50 euros pièce. Casterman a inauguré la tendance il y a quatre ans, suivi par Futuropolis en 2021, avec des tarifs qui oscillent autour des 10 euros. Quelles sont les raisons qui poussent les maisons d'édition de bande dessinée à décliner leur catalogue dans ce format ? Quelles sont les contraintes ? Toutes les BD sont-elles adaptables ? Qu'y gagne le lecteur ? Qu'y perd-il ? Cette tendance met-elle en péril le grand format ? Enquête.
L'arlésienne
"C'est une idée qui revient régulièrement. Il y a eu des tentatives, avec l'adaptation d'albums patrimoniaux, autour de héros emblématiques comme Boule et Bill, ou Achille Talon, chez Dupuis, dans les années 60 dans une collection qui s'appelait Gag de poche. J'en ai un ou deux exemplaires dans mon bureau, j'aime bien collectionner ce genre d'objets. Mais ces tentatives ne se sont pas durablement installées", raconte Vincent Petit, éditeur chez Casterman. "C'est vrai que le poche en BD, c'est un peu une arlésienne", confirme Frédéric Schwamberger, directeur des éditions Futuropolis et développeur de projets.
Ces tentatives ont été menées par des maisons d'édition BD, mais pas seulement. "Folio par exemple, a lancé une petite ligne de poche", précise Frédéric Schwamberger. On peut y trouver des albums de Pénélope Bagieu, Jacques Ferrandez ou encore Ugo Bienvenu ou Marguerite Abouet, des auteurs de l'écurie Gallimard BD ou Gallimard Jeunesse.
"Flammarion aussi fait des tentatives dans les années 80 avec des adaptations de Corto Maltese par exemple dans la collection J'ai Lu. Les albums étaient redécoupés, le lettrage modifié", raconte Vincent Petit.
"Ces réductions à la serpe, pour moi c'était impossible de proposer un truc pareil", explique l'éditeur Vincent Petit, le premier il y a quatre ans à avoir remis en selle cette idée chez Casterman. "On a décidé de partir du roman graphique, un genre qui supporte beaucoup mieux l'adaptation en plus petit format. Et nous avons choisi dans un premier temps d'adapter nos best-sellers, comme Quartier lointain de Jiro Taniguchi, ou les Catel et Bocquet", explique Vincent Petit. "Nous nous sommes appuyés sur notre riche catalogue de romans graphiques, un genre que nous publions maintenant depuis plus de 20 ans sous le label Ecritures", confie l'éditeur.
Même stratégie chez Dargaud : "Nous nous sommes également concentrés sur les romans graphiques de notre catalogue", explique Benoît Pollet, son directeur général. "C'est aussi le genre qui se rapproche le plus des codes de la littérature générale, du roman", poursuit-il.
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"Une réduction, mais pas de dégradation"
"On sait qu'une BD sur deux est achetée pour faire un cadeau. C'est un objet gratifiant, et même si ces versions poche ne sont pas forcément faites pour être offertes, nous avons voulu que cela reste un bel objet, agréable à regarder, à manipuler", déclare Benoît Pollet. "L'objectif est de rencontrer de nouveaux lecteurs, et la rencontre ne peut avoir lieu que si le lecteur est séduit", estime-t-il. Comme chez Futuropolis, les albums poche Dargaud gardent leurs couleurs, une bonne qualité de papier, et leur couverture d'origine, tandis que chez Casterman, les couvertures sont en quadri, mais les pages intérieures en noir et blanc, imprimées à la rotative sur un papier recyclé.
Les progrès de la technique sont aussi l'une des raisons qui poussent aujourd'hui les éditeurs à se lancer dans le format poche. Chez Casterman, on a tiré les leçons de l'aventure éditoriale Sociorama, une collection lancée en 2016 et depuis abandonnée, qui associait le travail de jeunes sociologues de l'ENS et de jeunes auteurs de BD avec des ouvrages en format poche, un peu sur le modèle du Que sais-je.
"Pour nous, cette collection a été précurseur du format poche, avec une impression sur rotatives qui permettait de baisser les coûts de fabrication. Au début on ne pouvait imprimer que du trait, mais aujourd'hui avec l'installation de fours à la sortie des rotatives, on peut aussi imprimer des aplats de noir, pour certains albums comme Le piano oriental de Zeina Abirached, c'était indispensable, et c'est aussi le cas pour les derniers albums que nous avons adaptés en poche", explique Vincent Petit.
Les trois éditeurs sont d'accords là-dessus, "c'est essentiel de respecter l'œuvre de départ, donc nous avons réduit dans une homothétie parfaite des planches d'origine", explique Frédéric Schwamberger. "Une réduction, mais pas de dégradation", ajoute l'éditeur. "Quand on fait le choix des albums pour le poche, c'est un critère qui entre en ligne de compte. Certains livres sélectionnés au départ pour passer en poche ne passent pas l'étape de la réduction", indique de son côté Benoît Pollet chez Dargaud.
"On ne peut pas dormir sur nos lauriers"
"Le but de cette proposition en poche, c'était de défendre la BD auprès d'un public non pas rétif, mais pour qui la proposition n'arrive jamais jusqu'à lui", explique Vincent Petit. Chez Dargaud, même combat, "l'enjeu c'est de proposer des BD plus accessibles, à des lecteurs qui voudraient en lire mais qui ne veulent pas mettre 20 ou 30 euros dans un album", affirme Benoît Pollet. "Plusieurs facteurs entrent en jeu : le phénomène manga, qui a connu une très forte progression ces dernières années, avec un bond phénoménal l'an dernier", signale l'éditeur. "On ne peut pas dormir sur nos lauriers, ce serait de l'aveuglement ne pas essayer de réfléchir à de nouveaux formats", estime de son côté Vincent Petit.
"Le prix des albums a aussi beaucoup augmenté avec le développement des romans graphiques à forte pagination, ce qui rend le prix des livres plutôt élevé, presque aussi cher qu'un beau livre. La bande dessinée reste donc un loisir cher", explique Vincent Petit.
"La généralisation du Pass Culture pour les jeunes de 18, puis à partir de 15 ans, a pesé dans la balance pour se lancer dans le poche", souligne Benoît Pollet. "On peut supposer qu'à cet âge on est sensible au prix, et que l'on va préférer maximiser le nombre d'objets que l'on peut acquérir avec le budget du Pass Culture. Donc le jeune ne va pas forcément franchir le pas pour un album à 20 ou 30 euros alors qu'il sera prêt à mettre une dizaine d'euros pour une découverte. Enfin, c'est ce que l'on peut espérer", ajoute l'éditeur.
"Tout le monde lit de la bande dessinée dans l'enfance, donc on peut imaginer que la totalité du public pourrait continuer à en lire à l'âge adulte, mais ce n'est pas le cas. Donc pour nous, l'important est de capter le public jeune adulte, c'est pour cette raison que nous travaillons aussi beaucoup avec les bibliothèques, pour éviter le décrochage", explique Vincent Petit. "Et le poche est un autre axe pour rendre accessible la BD à un public jeune, les étudiants, les jeunes actifs, qui n'ont pas encore de gros moyens financiers", précise l'éditeur.
"Le format poche permet aussi d'offrir la possibilité de lire des ouvrages de bande dessinée, des romans graphiques, souvent encombrants et lourds, dans des moments plus nomades, les transports, les vacances", ajoute le directeur des éditions Futuropolis. C'est sans doute la raison pour laquelle les éditeurs ont tous choisi de publier leurs collections de poche avant l'été.
"Depuis le début, nous essayons de placer nos poches dans les Relay en gare", explique Vincent Petit chez Casterman, "et cette année nous avons enfin réussi à négocier : en juillet nous aurons quelques titres dans les gares, ce sont des points stratégiques, où l'on peut vraiment capter de nouveaux publics pour la bande dessinée!", se réjouit l'éditeur. "Mais là encore ce n'est pas gagné, les Relay ne proposent que ce qui se vend très bien, que des best-sellers, donc si on veut que cela continue, il faut que ça marche !"
Un "cercle vertueux" ?
Chez Casterman, qui a lancé ses premiers poches il y a quatre ans, l'aventure est concluante. "Les curseurs sont positifs. On a atteint les objectifs, voire on les a dépassés. On imprime entre 5 000 et 6 000 exemplaires pour chaque titre, et généralement, on écoule presque tout avant la fin de l'année", constate Vincent Petit. "On ne peut pas vérifier ni quantifier le nombre de nouveaux lecteurs dans les ventes, mais on peut espérer avoir capté un nouveau lectorat". Mêmes résultats chez Futuropolis, qui a lancé sa ligne de poche l'an dernier. "On a eu un très bon accueil des libraires, et ça c'est important, même s'ils étaient un peu réticents au début", explique Frédéric Schwamberger.
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"En ce qui me concerne pour l'instant je n'ai pas suivi la vague", confie Grégoire Orsingher, gérant de la librairie spécialisée BD Le Tome 47, à Vitry-sur-Seine (Val de Marne). "Entre le manque de place en librairie, l'absence totale de demande côté clientèle et éventuellement la concurrence avec le fonds grand format, et parfois une dévalorisation esthétique de l'œuvre due à la réduction des planches et à l'impression sur un papier plus fin… J'attends de voir. Mais il est certain que je suis tout cela de près, car la question du pouvoir d'achat risque d'être de plus en plus prégnante", estime le libraire.
"Côté comics, la maison d'édition Urban devait sortir en juin sa collection poche (Nomad). Elle concerne des titres phare ou des intégrales aux alentours de 10 euros (Watchmen, Batman, Transmetropolitan...). Je ne sais pas trop pour quelles raisons, mais le lancement aura finalement lieu au mois de septembre. Je la suivrai", poursuit le libraire. "S'aligner sur des prix finalement pas si lointains de ceux des mangas, je pense qu'il pourrait y avoir une clientèle grands ados (Pass Culture) assez captive sur cette collection. Je sens une clientèle plus captive sur ce genre que pour Futuropolis par exemple, car historiquement leur ligne s'inscrit quand même fortement du côté de la BD d'auteur avec des choix esthétiques forts et assumés, une ligne éditoriale a priori assez peu propice au petit format" estime Grégoire Orsingher.
Grand remplacement ?
"Le poche n'a pas vocation à remplacer le grand format", rassure Frédéric Schwamberger, directeur des éditions Futuropolis. "Le plaisir de la planche grand format est irremplaçable", ajoute-t-il. "Au contraire, nous nourrissons l'espoir qu'une découverte en format poche amènera les lecteurs à venir au grand format, pourquoi pas ?", poursuit-il. "C'est tout bénef pour Casterman, mais aussi pour la bande dessinée en général. C'est un cercle vertueux", ajoute Vincent Petit. "C'est une manière de mettre en valeur le catalogue, de remettre des titres emblématiques sur la table des libraires", remarque Frédéric Schwamberger.
"En littérature, avec le temps, le poche prend la place du grand format, les classiques finissent tous en poche, alors qu'en bande dessinée, le fond ne peut rester, par nature, qu'au grand format", explique Frédéric Schwamberger. "Entre réellement repenser le livre en profondeur ou simplement faire "un coup" éditorial à peu de frais pour une entrée maximale de trésorerie, il peut y avoir plusieurs mondes. Le temps nous dira ce qu'il en ressort", tempère Grégoire Orsingher.
Chez Futuropolis, un an après la première salve, on compte bien "pérenniser cette proposition", déclare Frédéric Schwamberger. Même conclusion chez les pionniers : "ce format semble s'installer de manière durable", affirme Vincent Petit, "mais pour l'instant l'idée n'est pas de multiplier les publications, en revanche, on envisage de décliner ce format ponctuellement, autour d'un univers, d'une série ou d'un personnage, comme nous l'avons fait pour la série Lastman", conclut l'éditeur de Casterman.
Les poches BD de l'été 2022
Futuropolis :
- "Catharsis", de Luz (128 pages, 10 €)
- "Vive la marée !", de David Prudhomme, Pascal Rabaté (120 pages, 10 €)
- "Cher pays de notre enfance", de Benoît Collombat et Étienne Davodeau (224 pages,13 €)
Casterman :
- "Ailefroide-Altitude 3954 mètres", de Jean-Marc Rochette et Olivier Bocquet (288 pages, 10 €)
- "Hicksville", de Dylan Horrocks (272 pages, 10 €)
- "Joséphine Baker", de Catel & Bocquet (576 pages, 10 €)
- "In waves", de AJ Dungo (384 pages, 10 €)
- "Le muret", de Céline Fraipont, Pierre Bailly (192 pages, 10 €)
- "Le chemisier", de Bastien Vivès (208 pages, 10 €)
Dargaud :
- "Pablo" de Julie Birmant et Clément Oubrerie (352 pages, 9,50 €)
- "Celle que je ne suis pas", de Vanyda (192 pages, 9,50 €)
- "Idéal Standard", d’Aude Picault (152 pages, 9,50 €)
- "Les Filles de Salem", de Thomas Gilbert (200 pages, 9,50 €)
- "Pucelle" de Florence Dupré la Tour (184 pages, 9,50 €)
- "Mécanique Céleste" de Merwan (200 pages, 9,50 €)
- "Tebori", de Robledo et Toledano (144 pages, 9,50 €)
- "Nimona" de ND Stevenson (272 pages, 9,50 €)
- "Pistouvi" de Merwan et Gatignol (192 pages, 9,50 €)
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