Rencontre avec Gérard Zlotykamien, précurseur du street art mondial, à l'occasion d'une rétrospective à Paris
Depuis soixante ans, Gérard Zlotykamien peint dans l’espace public et dans la rue, sur des palissades, des murs lépreux, des lieux en transition voués à la destruction et sur des supports qui ont vécu. En matière d’art urbain, il a tout initié, ou presque.
Son travail est minimaliste par principe : il trace des figures éthérées, seules ou en groupe, souvent les mêmes, comme des ombres ou des fantômes, qui interrogent et imprègnent durablement la rétine. Ceux qui les ont croisées, notamment à Paris dans les années 70 autour du chantier des Halles, s’en souviennent. Une photo de l’artiste en complet de velours et attaché case (il était cadre dans un grand magasin pour gagner sa vie) en train de peindre à la bombe aérosol dans une rue de Paris au début des années 80, a aussi marqué les esprits.
"C'est lui le premier", assure le pionnier Blek Le Rat
Âgé aujourd’hui de 83 ans, Gérard Zlotykamien, dit Zloty, est considéré comme le premier artiste urbain au monde. "C’est lui le premier", confirme Blek Le Rat, pionnier du street-art admiré par Banksy, dans un film à voir sur le site de la galerie parisienne MathGoth qui consacre une grande rétrospective inédite à Zlotykamien jusqu’au 28 octobre.
"Tout le monde pense que l’art urbain a commencé aux Etats-Unis et qu’on a été influencés par les Américains. Pas du tout ! (…) L’initiateur de tout ça, c’est Zloty" et "ça s’est passé à Paris", martèle Blek Le Rat. Zloty fut aussi le premier à se camoufler pour peindre, avec ses bombes aérosol planquées dans son attaché-case, et le premier à avoir affaire à la justice et à être condamné en tant que street artiste. Mais cela ne l’a jamais ébranlé : "Je vais jusqu’au bout des choses. En France, qu’est-ce que je risquais ? Un procès : je l’ai eu. Mais je ne risquais pas la peine de mort", nous dit-il.
À contempler les personnages dépouillés que Zlotykamien a baptisés ses Ephémères, expression d’une blessure béante, on peut penser qu’il s’agit de graffitis spontanés, sans rime ni raison. Il n’en est rien. Il y a au contraire dès le début dans son travail toute une réflexion artistique, une construction esthétique, fruit d’un cheminement très intime.
Marqué par la Shoah, puis élève d'Yves Klein
Gérard Zlotykamien est né à Paris en 1940 dans une famille juive. Séparé dès l’âge de deux ans de ses parents, déportés en camps, il est placé dans une famille qui va le maltraiter. A la fin de la Seconde guerre mondiale, il retrouve ses parents mais le reste de sa famille est décimé par la Shoah. Cette injustice, cette violence et ces disparus vont le hanter à jamais et nourrir son travail. Chaque génocide, chaque attentat, chaque guerre, de Hiroshima à l’Ukraine, réactive en profondeur la douleur et l’incompréhension chez cet hypersensible.
Tout jeune, il s’intéresse au dessin et à la peinture. "Je n’aimais que ça, c’était la seule chose que je comprenais", nous raconte-t-il, entouré de ses œuvres, lors de notre rencontre fin septembre à quelques heures du vernissage de l’exposition qui lui est consacrée. Miró, Calder, Mathieu, Duchamp le fascinent. Le peintre et artiste conceptuel Yves Klein, qui devient d’abord son professeur de judo, va beaucoup compter. L’évocation de l’artiste mort en 1962, le bouleverse encore aujourd’hui. "La première chose que m’a transmise Yves Klein, c’est la rigueur et la précision du geste, parce que quand un geste est bien fait, il est beau", se souvient-il en essuyant une larme. "Pour que le geste soit parfait, il fallait le répéter des centaines, des milliers de fois", comme dans les arts martiaux. "Il m’a aussi appris l’importance du vide dans une œuvre."
En rupture avec le monde de l'art, il choisit la rue
C’est à la suite d’une censure inacceptable à ses yeux que Zlotykamien va décider, à partir de 1963, de faire de la rue son terrain de jeu à ciel ouvert. Pour la Biennale de Paris en Angleterre, cette année-là, il présente une œuvre collective avec cinq autres artistes sous le nom d’Abattoir. L’idée est de dénoncer la cruauté et les atrocités du monde. Un des peintres du groupe, l’Espagnol Eduardo Arroyo, réalise les portraits de quatre dictateurs, dont deux sont alors encore en activité : Salazar et Franco. André Malraux, ministre de la Culture à l’époque, craint l’incident diplomatique et censure ces deux œuvres. Gérard Zlotykamien réalise de son côté une œuvre monumentale couverte de silhouettes fantomatiques enchevêtrées intitulée Ronde Macabre qui sera achetée par l’Etat. Beau succès pour un artiste âgé de 23 ans.
Mais la censure d’Arroyo lui est insupportable. Zloty se rebelle. Il décide de tourner résolument le dos au monde de l’art institutionnel, ses galeries et ses musées, et d’aller exposer son travail aux yeux de tous dans un espace encore inexploré, où il sera libre : la rue. Que ressentait-il lorsqu’il a commencé à peindre dehors ? De la colère ? Une libération ? "Je faisais juste mon devoir d’individu", répond-il comme une évidence.
La poire à lavement, son outil fétiche avec la bombe aérosol
Si Gérard Zlotykamien a été un des tout premiers artistes à peindre à la bombe aérosol, qu’il avait découverte accidentellement et restait difficile à se procurer dans les années 70, il utilise également et depuis plus longtemps, un autre outil tout à fait singulier : la poire à lavement. Rembobinons. Adolescent, Zlotykamien s’adonne à l’aquarelle, une technique qui nécessite beaucoup d’eau. "Or le trop plein d’eau a tendance à faire gondoler le papier. Pour aspirer l’eau qui est en trop, il a l’idée d’utiliser une petite poire à lavement pour les oreilles", nous explique Gautier Jourdain de la galerie MathGoth. "Puis il se rend compte rapidement que la poire peut aussi à l’inverse lui permettre de projeter sur les murs l’encre ou la peinture acrylique."
Depuis les années 50, Zlotykamien privilégie donc cet outil atypique pour son travail en atelier. Il faut voir, dans le documentaire que lui consacre son galeriste, sa gestuelle de judoka, très physique, lorsqu’il fait gicler la peinture sur la toile avec sa poire à lavement. "La bombe aérosol permet d’aller beaucoup plus vite, à la vitesse de ma pensée", nous éclaire l'artiste. "Mais il y a moins de puissance que dans une œuvre réalisée à la poire. Vous ne pouvez pas vous plonger dans la toile de la même façon." Cependant, à la poire "ça peut être très méchant comme dessin" remarque-t-il. Effectivement, la peinture giclée à la poire a tendance à baver, déformant les silhouettes et renforçant la violence du propos.
Supports, performances, époques, exposés sur 300 M2
La rétrospective à la galerie MathGoth présente sur 300 M2 des œuvres de Zlotykamien de toutes les époques, y compris les toutes premières lorsqu’il se cherchait encore et peignait par exemple avec des pétales de fleurs. Ses différents moments ou techniques sont ensuite regroupés par thème. On remarque notamment son travail sur les sacs en toile de jute, de vieux sacs usés, troués, rapiécés. "Il adore ce support. Il en a peint énormément. Parce que ces sacs sont comme nous, ils ont des cicatrices. Et que dans un sac on peut cacher des choses ou y mettre ce dont on ne veut pas se séparer", analyse le galeriste Gautier Jourdain. Mais cette obsession pour les sacs en toile de jute vient aussi de ce que sa mère lui avait raconté : en camp de concentration, s’étant assise un jour dans un coin sur des sacs pour grignoter un précieux quignon de pain, elle s’était rendu compte qu’elle était assise sur des corps…
Il y a aussi sa performance 500 dessins en 24 heures réalisée à Avignon en 1981. "À l’époque, Gérard Zlotykamien avait vu des députés voter des lois à 4 heures du matin, et il se demandait quelle incidence pouvait avoir la fatigue sur des décisions aussi importantes. Il aurait souhaité que le corps médical suive cette expérience pour pouvoir en tirer des conclusions", explique Gautier Jourdain. L'artiste, lui, l’a éprouvée dans sa chair : épuisé à l’issue de cette performance préparée pendant des mois, il n’a pu peindre pendant deux ans. Travaillé par la disparition, l’artiste a aussi détruit son travail à plusieurs reprises. Deux bocaux de cendres de ses Ephémères, qui donnent le frisson, figurent à l’exposition.
À 83 ans, peindre reste "une nécessité" pour Zlotykamien
Ses Ephémères "sont des hommages aux victimes innocentes de la cruauté humaine", résume son galeriste. L’intéressé, lui, refuse d’expliciter le message de ses œuvres. "Je préfère laisser aux personnes leur propre imaginaire. Je n’ai pas à canaliser votre pensée. Je défends toujours la liberté, y compris la mienne. Certaines personnes vont être choquées par mon travail, d’autres pas. Il y a toute la gamme. J’ai un très grand respect pour ceux qui le rejettent", nous confie-t-il. "Mes personnages, vous ne savez pas si c’est eux qui vous regardent ou si c’est vous qui les regardez", concède-t-il pourtant. "Quand je fais quelque chose, il faut que ça puisse avoir cette puissance." Bien plus tard, il ajoute : "Plus de 100 milliards d’individus sont nés avant nous. Toute vie est éphémère. Je travaille sur cette apparition-disparition."
Ce grand modeste, "émerveillé" par les jeunes artistes, "tous bien meilleurs que moi", assure que cette rétrospective ne lui fait "rien du tout". Mais il rend un hommage ému à ses galeristes Mathilde et Gautier Jourdain et à leur énorme travail pour monter cette exposition. "Ils ont spiritualisé mon travail", assure-t-il, reconnaissant. À 83 ans, la fièvre créatrice est loin d’avoir quitté Gérard Zlotykamien, désormais retiré à La Rochelle. Il peint tout le temps, inlassablement. "C’est une nécessité", dit-il. "Le bon dessin c’est le prochain, celui que je n’ai pas encore fait. Je recommence demain parce que je veux mieux faire, comme dans le sport où l’on travaille dix ans pour améliorer son score d’un dixième de seconde. Si vous voulez c’est un rejet d’hier, aussi. Je vais travailler sitôt rentré chez moi. Rien n’est jamais fini. Il faut toujours avancer."
"Gérard Zlotykamien, 60 ans d’Ephémères" à la Galerie MathGoth jusqu’au 28 octobre 2023
1 rue Alphonse Boudard Paris 13e (Métro Très Grande Bibliothèque)
Du mercredi au dimanche de 15h à 19h (entrée libre)
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