La beauté des images de Sally Mann hante le Jeu de Paume
Le Jeu de Paume consacre une grande exposition à l'Américaine Sally Mann : ses enfants dans la nature, ses paysages tragiques du Sud américain, la fragilité de la vie, des images dont la beauté vous hantera longtemps.
Assise sous un arbre, une jolie petite fille blonde dort profondément. Surgissant de la rivière proche, un alligator semble s'approcher. Il s'agit en réalité d'un jouet. Cette image, comme la plupart de celles de Sally Mann, dit la luxuriance de la nature du Sud des Etats-Unis, où elle a grandi et vit toujours, et la fragilité de la vie humaine, la menace qui pèse contre elle malgré l'apparente insouciance des vacances.
Le Jeu de Paume présente (jusqu'au 22 septembre 2019) une importante exposition des oeuvres de Sally Mann, des photographies dont on a du mal à qualifier la beauté tant elle est grande. Cette rétrospective nous fait voir chronologiquement ses images d'enfance, de paysages, ses réflexions sur le passé esclavagiste du Sud américain, sur le temps qui passe et le corps qui se dégrade.
L'artiste américaine s'est fait connaître pour les photographies de ses enfants, qui ont fait scandale en 1992 lors de leur publication. Quand Emmet, Jessie et Virginia, nés respectivement en 1979, 1981 et 1985 sont petits, elle les photographie sur leur lieu de vacances, le chalet de la ferme familiale, situé en Virginie, au bord d'une rivière.
Les ambiguïtés de l'enfance, des photos qui ont fait scandale
Dans la chaleur moite de l'été, ils jouent et se baignent, souvent nus. Les photos de leur mère, qui évoquent la liberté absolue dans la nature, ne sont pas des photos de vacances comme les autres. D'abord elles sont prises à la chambre 20x25 cm, en noir et blanc, et si elles s'inspirent de la réalité, elles sont souvent mises en scène. Elles sont surtout d'une beauté à couper le souffle, comme ce portrait de son fils avec un copain (Emmett and the White Boy, 1990) ou de sa plus jeune fille sous un hibiscus (Trumpet Flowers, 1991). La couleur qu'elle utilise plus tard, en moyen format, dramatise le rouge du sang qui coule du nez d'Emmett (Bloody Nose, 1991).
Sally Mann n'idéalise pas l'enfance, elle exprime le plaisir des jeux et aussi les périls qui menacent et les sentiments ambigus. Endormie entre les genoux de son père, Virginia est tellement abandonnée qu'elle pourrait être morte (Last Light, 1990). Bloody Nose 1991.
On a reproché à Sally Mann d'érotiser le corps de ses enfants, de les utiliser, on l'a accusée de pornographie. Elle défend pourtant que c'est ainsi qu'elle a passé ses étés elle aussi, quand elle était petite, nue dans la nature. Et ses enfants l'ont soutenue plus tard, affirmant qu'ils ne s'identifiaient pas aux photos de leur mère : "C'est une photo de moi, mais ce n'est pas exactement moi. Cela ne m'est pas proche, ce n'est pas ce que je ressens", dira Jessie Mann.
Une nature qui porte les traces de la violence de l'Histoire
Après ces polémiques, Sally Mann a arrêté quelque temps de photographier ses enfants pour se consacrer aux paysages, la nature de sa Virginie natale, dont elle exalte la beauté, encore une fois, stupéfiante, mais qui porte les marques d'un passé violent, comme cet arbre majestueux et pourtant barré d'une cicatrice (Scarred Tree, 1998).
Elevée dans une famille plutôt libérale, qui soutenait la lutte pour les droits civiques, Sally Mann a pris conscience de la violence du passé esclavagiste. Hantée depuis toujours par l'assassinat, en 1955, d'Emmett Till, un garçon noir de 14 ans, par deux blancs, elle a refait le chemin des assassins et photographié le lieu du meurtre, produisant des images crépusculaires. Elle se rend aussi sur les champs de bataille de la guerre de Sécession dont elle rapporte des vues sombres d'où se détache la seule silhouette de quelques arbres.
Cultiver l'accident
Elle se met à utiliser le procédé ancien du collodion humide qui consiste à enduire une plaque de verre d'une émulsion, plongée ensuite dans un bain de nitrate d'argent avant d'être exposée à la lumière. Loin de l'image numérique impeccable, la photographie obtenue par ce procédé présente de nombreuses imperfections. De la poussière se colle sur l'émulsion, celle-ci coule, les bords sont irréguliers et c'est imprévisible. Sally Mann cultive l'accident. "Je prie pour qu'il y ait des défauts qui fassent une bonne photo", s'amuse-t-elle dans un film présenté dans l'exposition. Elle aime travailler avec du matériel imparfait, bricolé, raconte-t-elle
Quand son mari Larry est atteint d'une maladie grave, elle photographie avec une grande tendresse sa fragilité, et les défauts du collodion évoquent le corps qui se dégrade.
Le "paradoxe fondamental du Sud"
A l'âge adulte, Sally Mann s'aperçoit que la violence envers les noirs concerne aussi sa vie personnelle. Une femme noire, Virginia, qu'elle surnommait Gee-Gee, s'est occupée d'elle toute son enfance. C'était "la meilleure des mères qu'un enfant puisse désirer". La photographe réalise que cette femme aimante, veuve et mère de six enfants, avait deux familles. Elle ne s'était jamais demandé comment elle faisait. Elle prend alors conscience de ce qu'elle appelle "le paradoxe fondamental du Sud" : "Qu'une élite blanche, déterminée à pratiquer la ségrégation publiquement, puisse en privé fonder le fonctionnement intime de son foyer sur un effacement de cette même ségrégation".
"Lorsque (Sally Mann) prit conscience de l'importance de Gee-Gee dans sa vie, elle comprit combien l'existence de cette femme avait été modelée par l'oppression raciale et économique et se rendit compte aussi de l'énormité de 'tout ce qu'(elle n'avait) pas vu'", écrivent les commissaires de l'exposition, Sarah Greenough et Sarah Kennel, dans le magnifique livre qui accompagne l'exposition et revient notamment sur le rôle de la littérature dans l'oeuvre de la photographe (Sally Mann, mille et un passages, Editions Xavier Barral).
Sally Mann, qui a donné à sa plus jeune fille le nom de sa nourrice, a consacré aux "deux Virginias" une série extrêmement émouvante et, une fois de plus, d'une grande beauté. La petite blonde, assise par terre et le regard perdu, appuie contre la jambe de la vieille femme sa tête sur laquelle celle-ci pose sa main. Une autre image montre l'enfant assise sur ses genoux, on ne voit que ses petits pieds de chaque côté des jambes fatiguées de Gee-Gee.
Et on ne peut s'empêcher de penser que la photographe tente d'effacer les frontières entre le blanc et le noir dans sa série d'autoportraits de 2006-2012 (Untitled, self portrait) réalisés en ambrotype : un négatif sur plaque de collodion est posé sur fond sombre et apparaît comme un positif. Les limites entre le clair et l'obscur se brouillent alors.
Sally Mann, mille et un passages
Jeu de Paume, 1 place de la Concorde, Paris 8e
du 18 juin au 22 septembre 2019
horaires d'été jusqu'à la fin de l'exposition : mardi 12h-21h, mercredi à vendredi 12h-20h, samedi-dimanche 11h-20h, fermé le lundi
tarifs : 10 € / 7,50 €
Sally Mann, mille et un passages, Editions Xavier Barral, 332p., 55 €
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