Julia Margaret Cameron, une pionnière de la photographie à la recherche de la beauté, au Jeu de Paume
Le Jeu de Paume, à Paris, expose une centaine de photographies de Julia Margaret Cameron (1815-1879), pionnière anglaise de la photographie et personnalité hors du commun, qui a produit en douze ans seulement une œuvre forte et singulière pour son époque, consacrée exclusivement à la figure humaine.
La grande majorité des photographies exposées proviennent de la collection du Victoria & Albert Museum, qui possède le plus grand fonds d'œuvres de Julia Margaret Cameron et qui l'a soutenue de son vivant, lui achetant de nombreux tirages.
Une excentrique à la "vitalité indomptable"
Née en 1815 à Calcutta d'une mère française et d'un père fonctionnaire de la Compagnie des Indes orientales, Julia Margaret Cameron est une fille de l'empire britannique. Elle se marie en 1938 avec un juriste anglais Charles Hay Cameron avec qui elle s'installe à Ceylan où ils ont des plantations de café. La famille rentre en Angleterre dix ans plus tard quand il prend sa retraite.
Ils ont six enfants, ont adopté trois orphelins et élèvent une petite mendiante irlandaise rencontrée dans les rues de Londres qui deviendra leur domestique et un des modèles préférés de Julia Margaret Cameron.
Sa petite-nièce qui n'est autre que l'écrivaine Virginia Woolf la décrira dans un texte de 1926 comme une excentrique à la "vitalité indomptable" qu'elle dépensait dans la vie de famille et les obligations sociales, fréquentant de nombreux artistes, écrivains ou scientifiques. "Bienveillante, ardente et généreuse", elle a "une capacité à aimer inégalable", "quelque chose d'irrésistible et même de charmant", même si "pour un enfant elle était une apparition terrifiante" (précisons que Virginia Woolf, née en 1882, ne l'a pas connue).
C'est tard que Julia Margaret Cameron se met à la photographie : elle a 48 ans quand sa fille aînée lui offre pour Noël son premier appareil photo et, pendant douze ans, elle va consacrer toute son énergie à cet art naissant. Les Cameron ont acheté deux cottages sur l'île de Wight, au sud de l'Angleterre et c'est là qu'elle expérimente sans cesse. Elle transforme sa cave à charbon en chambre noire et profite de la lumière d'une serre qui servait de poulailler en la transformant en studio.
Madones, portraits et "sujets d'imagination"
Il n'est pas simple de faire une photo à l'époque. Elle travaille avec une chambre de grand format et des plaques de verre qu'il faut enduire d'une émulsion au collodion humide juste avant la prise de vue. Les temps de pose sont longs. Le portrait d'une petite fille, Annie Philpot, un mois après ses débuts en 1864, est émouvant : c'est sa "première photo réussie", comme elle l'écrit sous l'image. On trouve déjà ce qui fera son style, des contours légèrement flous qui confèrent une certaine douceur à l'image, des cheveux lâchés, contraires à la stricte attitude de l'époque victorienne, une expression poético-mélancolique.
La première salle de l'exposition montre des portraits de la première année, où elle fait preuve déjà d'une grande maîtrise. Elle se consacre exclusivement à la figure humaine. Dès ce moment, une des figures préférées de l'artiste, profondément religieuse, est la madone à l'enfant. Elle la fait incarner par l'une ou l'autre des jeunes femmes de son entourage et la cite parmi les trois catégories qui constituent son œuvre, au même titre que les "portraits" et les "sujets d'imagination".
Elle dit s'inspirer des tableaux des maîtres anciens, de la Renaissance italienne pour ses scènes religieuses par exemple. Elle joue d'effets de clair-obscur à la Rembrandt quand elle réalise le portrait de Henry Taylor, écrivain et ami de l'artiste.
Pendant douze ans, elle va photographier toutes les personnes qu'elle trouve autour d'elle. Les voisins de l'île de Wight, les amis artistes et intellectuels qui y séjournent, ses domestiques, les enfants qui l'entourent. Elle néglige généralement les fonds, se concentrant sur la figure, souvent en gros plan. À tout le monde, elle impose de longues séances de pose. Mary Hillier, fille d'un cordonnier de l'île qu'elle a embauchée comme femme de chambre, est un de ses modèles préférés. Elle devient Sainte Agnès, un voile sur la tête, mains jointes, ou bien une Vierge à l'enfant.
Tout de suite, Julia Margaret Cameron s'inscrit à la Photographic Society of London, signe ses tirages, revendique des droits et vend ses photographies. Dès 1865, elle expose à Londres, Berlin, Dublin.
La photographie pour raconter des histoires
Ses photos d'hommes célèbres comme Charles Darwin ou son grand ami l'écrivain Alfred Tennyson peuvent être de vrais portraits, comme ceux, nombreux, de ses petits-enfants.
Mais tout le long de sa courte carrière, elle se sert de son appareil photo pour raconter des histoires. Des histoires religieuses mais aussi des histoires inspirées de la littérature ou de la poésie. Même quand elle fait poser ses domestiques, longs cheveux lâchés, dans des costumes ou plus souvent dans des drapés intemporels, elles incarnent pour elle des personnages : l'immigrée irlandaise, Sappho ou encore Elaine, morte d'amour pour Lancelot du Lac et sujet d'un poème de Tennyson. Elle transforme ses petites-nièces en angelots, de lourdes ailes accrochées aux épaules, inspirés des "putti" de la peinture de la Renaissance italienne.
Elle compose une scène biblique où Henry Taylor est le roi Assuérus avec un tisonnier en guise de sceptre, face à Mary Ryan, la jeune bonne irlandaise, en Esther évanouie. Une de ses nièces devient une héroïne shakespearienne, deux enfants incarnent Paul et Virginie du roman de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, célèbre en Angleterre. Sur le négatif, elle a gratté les pieds de Paul qu'elle trouvait trop gros, pour les faire paraître plus petits.
Car Julia Margaret Cameron retravaille parfois ses négatifs, et elle accepte les défauts et les accidents, n'hésitant pas à tirer des images avec des taches, des traces ou des cassures sur la plaque si elle les trouve réussies. Ce qui pouvait passer pour de la négligence à l'époque est vu aujourd'hui comme un trait de modernité.
"Toute la beauté"
Moderne, aussi, son rejet de l'aspect documentaire de la photographie : alors que ses pairs de l'époque voient dans ce nouveau médium un outil pour traduire la réalité, elle préfère créer ce qu'elle appelle des "sujets d'imagination à effet pictural".
Après douze ans d'une intense activité, en 1875 elle retourne avec son mari en Inde où il est difficile de trouver du matériel. C'est la fin de sa carrière de photographe. Elle meurt d'une maladie fulgurante quatre ans plus tard.
"J’aspirais à capter toute la beauté qui se présentait devant moi et finalement, cette aspiration a été satisfaite", disait-elle.
Julia Margaret Cameron, "Capturer la beauté"
Jeu de Paume
1, place de la Concorde, 75001 Paris
Tous les jours sauf le lundi, mardi 11h-21, du mercredi au dimanche 11h-19h
12 € / 9 €
Du 10 octobre 2023 au 28 janvier 2024
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