: Interview "Ce qui m'importe, c'est le style et la présence des images" : exposition, masterclasses, édition de beaux livres, on n'arrête plus le photographe du rap français Fifou
Il y a deux ans, le photographe star du rap français sortait un beau livre épais, Fifou Archives, dans lequel il présentait l’essentiel de son travail des dernières années. Des pochettes de disques, essentiellement, de toute la crème du rap hexagonal, de Youssoupha à Gazo, PNL, Booba, Niska, Ninho, Hatik, Soprano, SCH, Dinos ou Bigflo & Oli. Depuis, cet hyperactif n’a en rien ralenti le beat. Alors qu’il atteint quarante ans, ses désirs d’avancer, d’innover et de transmettre se font plus prégnants encore. Fort du succès de son premier ouvrage paru chez Clique, Fabrice Fournier, alias Fifou, vient de fonder une maison d’édition, En Pire.
Objectif : éditer de beaux livres de photographie autour de la culture urbaine et mettre en valeur de nouveaux talents. Deux livres viennent de paraître. Le premier, Lost Films, est un recueil de ses photos réalisées à l’argentique, conçu comme un carnet de voyages. Le second est un mook (entre le magazine et le livre) dans lequel il présente 25 artistes visuels (photographes, graphistes, directrices et directeurs artistiques) dont le travail lui a tapé dans l’œil.
Une sélection de ces photos est actuellement exposée à la librairie La Hune Yellow Corner à Paris (Saint-Germain des Prés), où Fifou est en résidence jusqu’au 21 juin. Au début du mois, il proposait par ailleurs une masterclasse dans son studio. Parce qu’il s’ennuie vite et aime tenter de nouvelles choses, cet hyperactif s’essaye avec succès à la publicité et rêve de mettre un pied dans la mode. En parallèle, il travaille à un film d’animation pour enfants. Nous lui avons parlé.
Franceinfo Culture : Comment vous est venue l’idée de fonder une maison d’édition, En Pire ?
Fifou : Le succès de mon premier livre Archives, paru en 2022 chez Clique, a été le déclic. Il est sold-out maintenant, tout est parti. On parle d’au moins 7000 exemplaires. J’ai réalisé à ce moment-là qu’il existait un public, jeune notamment, pour les beaux livres. J’ai eu l’envie d’avoir une petite boîte d’édition qui permettrait de sortir chaque année plusieurs art books qui partagent tous le même ADN, qui est l’urbain, et de mettre en lumière cette culture, mais de manière visuelle, en ne communiquant que sur l’image. C’est vraiment une nouvelle aventure.
Une aventure périlleuse à l’heure des réseaux sociaux tout puissants. En quoi le livre et le papier restent-ils pertinents à vos yeux ?
Déjà, j’ai la passion des livres, je les collectionne depuis vingt ans maintenant. Et puis j’ai commencé dans la presse, au magazine de rap Radikal. Donc ce lien avec le papier remonte à mes études. Pour moi, le livre est quelque chose de prestigieux. Par ailleurs, surtout dans l’industrie musicale, il y a un retour au physique depuis cinq-six ans. Les ventes de vinyles dépassent maintenant celles des CD. Avec l’explosion du digital, j’ai fait partie des graphistes stressés qui ont eu peur de se retrouver au chômage. Mais on s’est adaptés et aujourd’hui j’utilise internet pour la communication à chaque sortie de livre et chaque évènement. On est constamment sur Instagram et les expositions - y compris mon concept annuel Tunnel, où j’expose avec d’autres photographes que j’aime beaucoup - permettent de rencontrer vraiment les gens plutôt que de voir passer des "like".
Vous venez de publier "Lost Films", un livre de photos à l’argentique. Qu’avez-vous voulu montrer dans ce livre et aviez-vous un modèle en tête ?
S’il y a un modèle, ce serait Errance de Raymond Depardon, qui est une référence pour moi. Après avoir sorti Archives, qui était assez massif, j'avais besoin de faire quelque chose de beaucoup plus minimaliste, comme un petit carnet de voyage. Parce que ça fait maintenant plus de dix ans que je fais de l'argentique, et que j’avais envie de montrer autre chose que des portraits d’artistes. Je voulais montrer des décors qui m’inspirent, des photos floues, ratées, volées, des espèces d’expériences. J’avais envie de liberté, de ne pas avoir de cadre, d’être en freestyle, de me faire plaisir.
Mais pourquoi avoir privé ce livre de textes, de dates, de lieux, de noms ?
Parce que pour Archives, justement, ça a été très complexe de réunir toutes ces dates, de faire tout ce tri, d’écrire toutes ces légendes. Cette fois, j’ai voulu ne parler qu’en images. La photo de couverture ce sont les mains d’un rappeur américain avec qui j’ai une relation assez forte, Mac Lucci, produit par Snoop. Je suis resté avec lui trois semaines à Compton (Los Angeles), un quartier très violent. J'ai été inspiré par ses mains, parce qu'au moment où j’ai pris la photo, tous ses enfants jouaient dans la rue en arrière-plan, et je trouvais que, malgré la violence et le tumulte de sa vie, c'était une photo très apaisante. Voilà, c'est mon petit kiff personnel d’avoir Compton sur ma cover en mode subliminal.
Ce qui me frappe, c’est que même sur les photos qui sont manifestement prises en France, on se croirait aux Etats-Unis. Avec votre regard, vous faites accéder tous les rappeurs français au fantasme de l’Amérique urbaine pour laquelle ils ont, comme vous, une fascination.
C'est vrai. Dans mon travail, j'ai toujours été empreint de cette culture américaine, puisque c'est la Mecque du hip-hop. Les dix premières années, je reconnais, on forçait un peu le trait. Dans la mise en scène, dans le traitement de l’image, c'était ultra-américain. On voulait faire comme The Game, 50 Cent et compagnie. Maintenant, avec la nouvelle génération, j'ai vraiment l'impression d'être aux États-Unis, il n’y a plus vraiment de différence. La première fois que je prends en photo Gazo, et d'ailleurs, dans le livre, j'ai mis les toutes premières photos de Gazo avant qu'il devienne une méga star du rap français, on a l'impression d'être à Atlanta. C’est la raison pour laquelle l’argentique est important pour moi, parce qu’il n’y a pas de maquillage, pas de mise en scène, ce sont uniquement des photos prises sur le vif. C'est ça, le choix de mes photos pour Lost Films : la plupart ont été shootées en cinq minutes. Ensuite, zéro retouches, zéro Photoshop, c'est brut. C'est pour ça qu'il n’y a pas de légende, parce que j'avais vraiment envie de donner ce sentiment de brut, un peu comme un reportage, en fait.
Vous sortez également chez En Pire un mook, "New Gen". Il s’agit clairement de mettre en avant une nouvelle génération de talents de l’image.
J’ai commencé la photo très jeune, en autodidacte, à une période de vaches maigres pour le rap et surtout à une époque où il n’y avait pas de tutos sur le web et où on trouvait difficilement des conseils. À mes débuts, je n’arrivais pas à maîtriser l’appareil et je me suis pris plein de murs. J’ai pu rencontrer de grands maîtres mais, comme les magiciens, ils ne montraient pas les coulisses de leur travail. Ceux à qui je le demandais ne me disaient même pas quel matériel ils utilisaient. Du coup, je me suis fait tout seul. Aujourd’hui, avec la technologie, la photo s’est énormément démocratisée et je dois recevoir chaque jour une cinquantaine de messages de jeunes qui débutent et me posent plein de questions. C’est une génération très curieuse, avec laquelle je dialogue, comme un grand frère. Forcément, je croise des artistes que je trouve extrêmement talentueux et j’ai eu envie de les mettre en avant. Idéalement, je voudrais sortir un de ces portfolios une fois par an.
Qu’ont en commun les artistes que vous présentez dans ce mook ?
Déjà la plupart, qu’ils soient photographes, graphistes ou graphistes 3D, cela fait à peine cinq ans qu’ils sont dans ce métier et je trouve qu’ils ont réussi en peu de temps à imposer un style, un regard. C'est ça, surtout, qui m'intéressait. Quand on voit une 3D de Samy Lacrapule, on reconnaît immédiatement son style. Dans le travail de Nasser, le photographe marocain, il y a une puissance directe. Je les ai tous détectés un peu comme je détecte les rappeurs prometteurs. Les rappeurs qui me touchent sont en général des artistes qui prennent des risques et sortent du lot. C’est la même chose pour l’art visuel. Ce qui m’importe c’est le style et la présence des images. J’adorerais que New Gen devienne un cahier de tendance dans l’image, une référence chez les agences de créa ou les boîtes de pub. Mon gros kiff ce serait qu’un des artistes soit repéré par une agence grâce à ce livre.
Vous organisez désormais des masterclasses dans votre studio. Encore une preuve de votre désir de transmission.
J’ai créé ce studio comme une espèce de "factory", un lieu où des chefs décorateurs, des managers, des producteurs, se rencontrent et surtout prennent le temps de discuter. Depuis deux ou trois ans, les grosses écoles d’art me contactent pour faire des masterclasses et j’ai décidé de le faire mais en toute indépendance. L’idée c’est que les gens viennent chez moi, dans mon labo, en petit comité, et que l’on puisse discuter pendant deux ou trois heures de notre métier. Mon ambition sur ces masterclasses, c’est d’inviter régulièrement quelqu’un de reconnu, je pense à un JR ou un Mathieu Kassovitz, pour échanger avec eux et partager avec les plus jeunes. En tant qu’étudiant, j’aurais aimé participer à ce genre de choses.
Dans ce désir de faire corps, on peut lire une des valeurs premières du hip-hop…
J’ai la notion de collectif depuis que j’ai commencé. Je considère le monde de l’image comme une famille. Pour moi c’est ça le hip-hop : c’est faire ensemble, pas tout seul.
En parallèle à votre travail de photographe et directeur artistique avec les rappeurs, vous vous ouvrez davantage à d’autres artistes, notamment à l’humour avec Paul Mirabel, et vous semblez vous diriger de plus en plus vers la publicité, on l’a vu avec votre travail pour Adidas.
La publicité, la mode, et même potentiellement le marché de l’art, m'attirent de plus en plus. J’aime toujours ma position de prestataire, la mise en images de talents et d’univers, et je vais continuer. Mais à quarante ans, je suis dans une espèce de bilan personnel et de remise en question. Aujourd’hui, j'ai envie de raconter un peu plus d'histoires. Mais qu’est-ce que je veux raconter, pourquoi et comment ? Cette réflexion, je suis en plein dedans actuellement. Dans le rap, on ne se pose pas toujours de questions, ça reste un métier très instinctif. Un peu comme un reporter, on chope le moment présent, et c'est ce qui est beau dans cette culture. J'ai envie de garder cet aspect instinctif, brut. Mais aujourd’hui je cherche à raconter quelque chose de différent, autre chose que ce qui se fait partout. La mode m’intéresse de plus en plus et j’ai envie de travailler avec des mannequins. A chaque fois que ça m’arrive, je suis impressionné. Ils sont à l’aise devant l’appareil photo, ils me donnent des émotions et j’ai l’impression qu’ils subliment mon travail. Et puis la pub, c’est aussi de la vidéo et mes photos, ça me fait du bien de les voir animées, de voir ces modèles respirer, vivre.
D’autres projets à l’horizon ?
Le projet phare que j’ai depuis longtemps, commence à se concrétiser : la production d’un dessin animé urbain pour enfants. C’est un peu un Titeuf 2.0. Concrètement, ça fait trois ans qu’on est dessus. Mais c’est long. En ce moment, on en est à la phase rencontre avec les producteurs, les plateformes. J’ai commencé à dessiner ce projet en 2006. Mais aujourd’hui je fais office de show runner visuel, et je suis entouré de deux auteurs qui travaillent à plein temps dessus. Je commence aussi à réaliser parce que j’adore la mise en scène. Mais c’est quelque chose qu’il faut faire intelligemment, en sachant s’entourer d’une bonne équipe. Mon ambition, c’est d’être de plus en plus du côté de la caméra et pas seulement de la photo.
Fifou et En Pire en résidence à La Hune - Yellowcorner jusqu'au 21 juin 2024
16 rue de l’Abbaye, Paris 6e, de 11h à 19h30 tous les jours (12h le dimanche). Entrée libre.
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