"Histoires de voir" l'art autodidacte jusqu'au 21 octobre à la Fondation Cartier
La première impression quand on entre dans l'exposition "Histoires de voir", dans l'espace lumineux de la Fondation Cartier, c'est l'abondance. Un peu comme si on nous avait invité dans une forêt luxuriante, pleine de formes et de couleurs, où se déploient figures humaines, animales et végétales. Comme si le monde était entré ici, avec toute sa puissance, sa beauté, sa violence, son mystère.
Pourquoi cette impression ? Peut -être justement parce que les œuvres exposées ici sont produites par des artistes "non savants" au sens où aucun d'entre eux n'est allé dans une école pour apprendre son art, mais que chacun suit son cœur et répond à une nécessité, celle d'exprimer à la fois ce qui se passe en lui mais aussi dans le monde qui l'entoure
Mamadou Cissé a quitté le Sénégal pour la France en 1978. Enfant, dans son village de Casamance, déjà il dessinait, le village, ses habitants. Plus tard, à Dakar, avec d'autres il apprend la technique du dessin sur sable. Arrivé en France, il faut vivre, alors il fait toutes sortes de métiers, de la couture à la boulangerie, et laisse le dessin de côté pendant près de 15 ans. Un nouveau travail comme agent de sécurité, qu'il exerce la nuit, le ramène au dessin. "Il ne fallait pas s'endormir. Au début je lisais, mais je m'endormais. Alors un jour j'ai apporté un cahier, des feutres et une carte postale du pont de Normandie, et je me suis remis à dessiner. Et voilà. C'est comme ça que ça a commencé".
Depuis, Mamadou Cissé dessine. Des villes. Inlassablement. "J'aime la ville. Je regarde beaucoup de films et de séries américaines et j'adore les plans où l'on voit la ville en surplomb. C'est comme ça que j'aime la dessiner. On voit mieux le mouvement, la vitalité". Mamadou Cissé artiste? Si on lui pose la question il dit oui, je prend. Et d'ajouter que ce qui a commencé comme un "passe-temps pour ne pas dormir" est devenu une vraie manie. "C'est devenu obsessionnel", dit-il.
"Je suis très fier de faire partie du lot des artistes exposés à la Fondation Cartier. Je trouve ça magnifique. Quand je regarde toutes ces œuvres... Je pensais que j'étais fou, mais là j'ai trouvé plus dingue que moi !" dit-il en souriant.
Regarder autrement
Les artistes exposés ont chacun une histoire, que l'exposition raconte. Selon les circonstances dans lesquelles elles ont été produites, ces œuvres relèvent (si on doit les ranger dans des cases) de l'Art populaire, naïf, tribal ou folklorique. Elles ont en commun de se situer en dehors des shémas occidentaux et de l'académisme. "Histoires de voir" "célèbre une pensée autre" et donne au visiteur les clés pour comprendre le cheminement des artistes, en dévoilant leur histoire singulière et le contexte dans lequels ils créent leurs œuvres.
Haitien, Jean-Baptiste Jean Joseph est le fils d'un agriculteur et d'une couturière. C'est dans l'entreprise où il travaille à Port-au-Prince, fabrique de robes de mariage et de vêtements de scène, qu'il apprend la technique de l'application des perles et des paillettes sur tissus. Il crée son entreprise et se lance dans la fabrication de drapeaux inspirés des psaumes de la bible. Mais un songe lui apporte une révélation et il se met à confectionner des drapeaux vaudous ... Il est aujourd'hui prêtre vaudou et trouve son inspiration dans les motifs et les Dieux de la religion populaire d'Haiti.
Du primitivisme à l'art contemporain
"Je suis né comme ça, inspiré", dit Cicéro Alves Santos, surnommé Véio ("vieux") parce qu'enfant il aime se mêler aux conversations des vieux de sa ville. "Inspiré par les choses anciennes et par les choses de l'univers", ajoute-t-il. Cet artiste du Nord-Est du Brésil sculpte le bois récolté dans un terrain qu'il a acheté avec l'argent de son travail. Pratiquement toute la végétation originale de la région a disparu, à cause de l'élevage du bétail, sauf sur son bout de terre. Les œuvres de Véio sont intimement liées à cette nature. C'est le bois qui lui dicte une forme. La courbe d'une branche lui inspire un oiseau, la fourche d'un arbre des jambes.
Parcours singuliers, les histoires de ces artistes autodidactes croisent parfois celles d'artistes contemporains reconnus. Jangarh Singh Shyam a été découvert par le poète et artiste contemporain Jagdish Swaminathan, en voyage d'étude dans le district de Madhya. Jangarh Singh Shyam, de la tribu des Gond, située dans le Madhya Pradesh en Inde, peignait des fresques sur les maisons de son village. Le collectif mené par Jagdish Swaminathan, destiné à monter une collection d'art tribal, invite ce jeune dessinateur à réaliser une série d'œuvres sur papier et sur toile. C'est comme ça qu'il devient artiste et qu'il produit une œuvre originale et moderne, en restant attaché jusqu'à la fin à transmettre sa culture, l'esprit des Gond, fondée sur le concept de vibration. Jangarh Singh Shyam s'est donné la mort en 2001 au Japon.
Un magnifique voyage dans le monde
Peintures et sculptures naïves du Brésil, poteries cochiti du Nouveau Mexique, drapeau vaudou d'Haïti, dessins d'Inde ... La diversité des œuvres présentées traduit la richesse de ces formes d'expression artistiques, rarement accueillies dans les musées d'art contemporain.
Cette très belle exposition fait l'effet d'une cure de jouvence et donne à réfléchir à la fois sur l'art mais aussi sur notre monde en mouvement. Bouleversant.
Histoires de voir
Fondation Cartier pour l'art contemporain
261, boulevard Raspail 75014 Paris
Tous les jours, sauf le lundi, de 11h à 20h. Nocturne le mardi jusqu´à 22h
9,50 euros
Ateliers pour les enfants le mercredi et parcours famille le samedi
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