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Les peintres nous plongent dans la nuit au Centre Pompidou-Metz

Comme leurs aînés, les artistes modernes et contemporains ont peint la nuit, un autre monde fascinant qui leur fait envisager des changements de couleurs et de perspective, qui leur permet de se laisser aller à leurs obsessions. Ils nous entraînent dans cette fascination, dans le vertige qui les prend quand le soleil se couche, au Centre Pompidou-Metz (jusqu'au 15 avril 2019).
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Helen Frankenthaler, "Observer les étoiles" (Star Gazing), 1989
 (2018 Helen Frankenthaler Foundation, Inc. Œuvre présentée avec le soutien de la Fondation Frankenthaler © Adagp, Paris 2018)

"Peindre la nuit", c'est tout un pan de l'histoire de l'art qui nous est proposé au Centre Pompidou-Metz. De très nombreux artistes, ici modernes et contemporains, se sont penchés sur ce moment à part et pourtant quotidien où le réel, ou plutôt la perception qu'on en a, semble se transformer, ouvrant la voie à l'imagination, au rêve, à l'interrogation sur notre place dans le monde, au dépassement du style pictural aussi.
 
L'exposition présente des œuvres d'une centaine d'artistes, de Claude Monet à Henri Michaux, de Brassaï à Gerhard Richter.
 
La première salle de l'exposition est plongée dans l'obscurité totale, car "elle est conçue comme une expérience de la nuit : on y entre comme dans la nuit", explique Jean-Marie Gallais, responsable du pôle programmation du Centre Pompidou-Metz et commissaire de l'exposition. Et "le premier sentiment de la nuit, c'est qu'on y voit moins bien. On va devoir utiliser d'autres sens et avancer à tâtons".

Winslow Homer, "Nuit d'été", 1890, Paris, Musée d'Orsay
 ( RMN- Grand Palais (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski)

La nuit, une autre expérience

Après quelques instants, les yeux s'habituent à l'obscurité et on commence à voir sur le mur qui nous fait face des petits points lumineux qui scintillent. C'est une vidéo de Jennifer Douzenel ("Kelip Kelip", 2011-2018). Car si l'exposition s'intéresse principalement à la peinture, cette artiste entend travailler comme une peintre : dans un plan fixe elle a filmé des lucioles, en Malaisie. Il y a un décalage entre le réel qu'elle a capté et ce qu'on imagine : il nous semble voir des étoiles dans le ciel nocturne.
 
"Il y a cette idée d'un dérèglement des sens" et "le fil rouge de l'exposition est la question de la perception. Comment on perçoit les choses la nuit, comment elle agit sur nous et nous transforme", souligne Jean-Marie Gallais. La nuit est vue "comme un autre monde. L'exposition la prend non pas comme la fin du jour mais comme le début d'une autre expérience."
 
L'exposition "est une sorte de voyage, un parcours assez personnel. On va plonger dans la nuit, traverser diverses sensations", raconte le commissaire, qui insiste sur la notion de "vertige" liée à la nuit.
 
Un vertige qui a frappé Jean-Marie Gallais quand il a découvert il y a des années au musée d'Orsay un tableau du peintre américain, Winslow Homer, où des femmes dansent devant la mer, dans une scène baignée de lumière, sans doute celle de la lune et d'un lampadaire, pourtant invisibles. "C'est un des tableaux qui ont été le point de départ pour moi dans le choix de ce thème", livre le commissaire.
Jan Sluijters, "Clair de lune IV (Maannacht IV)" 1912, Museum Voorlinden Wassenaar (The Netherlands)
 ( Adagp, Paris 2018)

La ligne d'horizon disparaît

La nuit, l'aplatissement de la perspective et la disparition de la ligne d'horizon altèrent la perception qu'on peut avoir d'un paysage. Les choses deviennent floues comme ceux de cet arbre aux contours indistincts de Mondrian ("Paysage au claire de lune", 1907-1919"), qui sera plus tard un pionnier de l'abstraction. L'arbre devient une masse informe dans des dégradés de brun.
 
L'arbre est d'ailleurs un motif qui revient souvent, à toutes les époques, sans doute parce que la nuit il prend des formes dramatiques et impressionnantes.
 
La nuit favorise une libération de l'interprétation des couleurs, dont la perception s'altère également. Les artistes travaillent alors dans des nuances monochromes, comme Léon Spilliaert dans deux pastels aux lignes tordues. Ou bien au contraire ils les exacerbent, comme Jan Sluijters dans un paysage ("Nuit de pleine lune IV", 1912) où le ciel devient vert et le sol orange vif.
Auguste Elysée Chabaud, "Hôtel-Hôtel", 1907-1908, Musée de l'Annonciade, Saint-Tropez
 (Adagp, Paris 2018 Photo © Pierre-Stéphane Azema)

L'expérience de la nuit

La nuit, elle est aussi urbaine, bien sûr, avec les lumières artificielles qui remplacent la lune et les étoiles. Monet, peintre du jour par excellence, a réalisé quelques rares vues nocturnes qui frisent l'abstraction, comme ce "Leicester Square la nuit" (1900-1901). Plus près de nous un pop artiste comme Alex Katz, sur un fond tout noir, pose quelques points blancs ("Bond Street #1", 1998). Au départ on ne distingue rien, et puis on reconnait des phares de voitures, des réverbères. Ed Ruscha, c'est de haut qu'il montre les rues éclairées de Miami ou de Los Angeles ("Mysteries", 1988). William Klein, lui, filme en 1958 la frénésie des lumières de Broadway.
 
La nuit c'est encore l'expérience de la nuit, ces peintres qui vivent la frénésie de la nuit urbaine. Auguste Chabaud, peintre fauve connu pour ses paysages provençaux, a peint en secret les nuits parisiennes entre 1907 et 1901, avec ses cabarets et ses prostituées. Les enseignes lumineuses se dupliquent et flottent dans l'espace comme si elles persistaient sur la rétine. "Il est extrêmement radical. Notamment dans ses portraits de femmes presque caricaturaux qui vont presque devancer l'expressionnisme allemand qu'on ne connait pas vraiment en France à ce moment-là, car l'art allemand est boycotté", remarque Jean-Marie Gallais.
Lee Krasner, "Créatures nocturnes (Night Creatures)", 1965, New York, Collection of the Metropolitan Museum of Art
 ( Adagp, Paris 2018 Photo © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-GP / Image of the MMA)

Obsession

Figure de la nouvelle objectivité allemande, Georg Scholz représente en 1925 un garde-barrière mélancolique dans sa guérite, baignée d'une lumière artificielle qui a éteint les étoiles. A ce moment-là, "la nuit n'est plus la nuit romantique mais une nuit désenchantée, une nuit qui devient une nuit d'obsession", souligne le commissaire.
 
L'obsession de créer pour les artistes qui n'arrivent pas à le faire le jour, comme Henri Michaux et son petit "Prince de la nuit", qui ressemble à un souverain inca.
 
Insomniaque à la mort de Jackson Pollock, son épouse Lee Krasner se met à peindre de nuit. Son art se métamorphose en un monde peuplé de créatures dont les couleurs ont disparu. Elles ont disparu aussi dans un labyrinthe en noir et blanc cauchemardesque de Louise Bourgeois ("Le jour a-t-il envahi la nuit, ou la nuit a-t-elle envahi le jour ?", 1999).
Augusto Giacometti, "Ciel étoilé (Voie lactée)" - "Sternenhimmel (Milchstrasse)", 1917, Bündner Kunstmuseum Chur, Schenkung aus Privatbesitz
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Dora Maar, la main dans les étoiles

"Le surréalisme fait de la nuit son temps de prédilection et renoue avec le romantisme, avec l'idée de voir le monde autrement par la nuit", indique Jean-Marie Gallais.  Avec toutes les métamorphoses possibles, comme la porte Saint-Denis, à Paris, qui devient une forêt sous le pinceau de Max Ernst.
 
Au-delà de la nuit terrestre de la campagne et des villes, les artistes nous invitent enfin à un vertige cosmique, à nous noyer dans l'infiniment grand, à réfléchir sur la place de l'homme dans l'univers. Ils cherchent à tisser un lien avec les astres, comme la Dora Maar de Picasso qui va chercher les étoiles et la lune avec sa main ("Femme nue couchée (Nu étoilé)", 1936). Une nuit qui reste insaisissable.
 

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