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Les artistes et la figure noire au musée d'Orsay : six modèles et leurs peintres

Sujet inédit en France, le musée d'Orsay s'interroge sur la représentation des Noirs dans l'art en France, de la Révolution française au milieu du XXe siècle, de la fin progressive de l'esclavage à l'affirmation moderne d'une identité noire. Qui sont les modèles qui ont posé pour les artistes, se demande en particulier l'exposition que le musée parisien présente jusqu'au 21 juillet.
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
A gauche, Charles Baudelaire, "Portrait de Jeanne Duval", 1865, Paris, musée d'Orsay ; à droite, Frédéric Bazille, "Femme aux pivoines", 1870, Washington, National Gallery of Art, collection de M. et Mme Paul Mellon, 1983
 (A gauche, photo © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Jean-Gilles Berizzi ; à droite © Courtesy National Gallery of Art, Washington, NGA Images)

Souvent, les titres de tableaux ne mentionnaient pas leur nom. Ce sont des recherches récentes qui ont permis d'identifier Laure, la domestique noire de l'Olympia de Monet, ou Madeleine, dans un portrait présenté par Marie-Guillemine Benoist au Salon de 1800 sous le titre de "Portrait d'une Négresse". 
 
C'est dans le contexte de l'abolition de l'esclavage, la première en 1794 et la seconde en 1848 alors que Napoléon l'avait rétabli, que les premières œuvres de l'exposition se situent. Ensuite reviendront souvent des figures de domestiques ou de nounous, puis des artistes du spectacle qui deviendront de véritables figures du monde artistique.
 
Nous avons choisi six modèles emblématiques, pour certains de grands oubliés de l'Histoire, peints par un ou plusieurs artistes, et auxquels l'exposition du musée d'Orsay a voulu redonner un nom ou au moins un prénom.

Marie Guillemine Benoist, "Portrait de Madeleine", 1800, Paris, musée du Louvre
 (RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Gérard Blot)

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Madeleine, esclave affranchie
Au Salon de 1800, six ans après la première abolition de l'esclavage, Marie-Guillemine Benoist, élève d'Elisabeth Vigée-Lebrun et de David, brise les conventions en exposant ce magnifique portrait d'une femme noire qui nous regarde avec fierté, dans une attitude éloignée de la servitude ou de l'exotisme. L'artiste ne dit rien à l'époque de son modèle, qui se prénommait Madeleine. Domestique du beau-frère de la peintre, c'était une esclave affranchie née en Guadeloupe. C'est un exemple précurseur du portrait de Noir émancipé.
Théodore Géricault, "Etude d'homme, d'après le modèle Joseph", vers 1818-1819, Los Angeles, J. Paul Getty Museum
 (Photo Courtesy The J. Paul Getty Museum, Los Angeles)
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Joseph, modèle aux Beaux-Arts
Joseph (on ne connait que son prénom) était un des plus célèbres modèles d'artistes du XIXe siècle. Venu de Saint-Domingue, il travaille à Paris dans la troupe de l'acrobate Madame Saqui, avant de devenir le modèle de Géricault. Il pose notamment pour "Le Radeau de la Méduse" (…) où il incarne le marin torse nu agitant un foulard. Le tableau exprimerait le soutien du peintre au combat pour l'abolition. En 1832, Joseph devient modèle à l'Ecole des beaux-arts où il est recruté sur concours. On sait qu'il était un grand mélomane et qu'il était apprécié dans les milieux artistiques.

On apprend au passage que de nombreux artistes soutenaient la cause de l'abolition au début du XIXe siècle, comme François-Auguste Biard, qui peint une grande toile figurant des esclaves libérés de leurs chaînes après la deuxième abolition en 1848. Marcel Verdier, pour interpeller le public, peint les supplices que subissent les esclaves, dans son "Châtiment aux quatre piquets", refusé au salon de 1843.
 
Théodore Chassériau, originaire lui aussi de Saint-Domingue (sa mère est une femme de couleur), peint Joseph pour Ingres : il s'agit de représenter "le Seigneur chassant le démon du haut de la montagne", une "simple figure de nègre dans cette attitude", dira le maître. Mais Chassériau ignore le fond du projet. Il nous livre un corps puissant et rebelle, suspendu dans le ciel, pas satanique du tout. 
Edouard Manet, "Jeanne Duval", 1862, Budapest, Museum of Fine Arts
 (Photo © Museum of Fine Arts Budapest, 2018, photo by Csanád Szesztay)
3
Jeanne Duval, la muse de Baudelaire
A partir de 1854, Jeanne Duval a été la compagne de Baudelaire pendant des années, après avoir été la maîtresse du photographe Nadar. On n'est pas sûrs de son origine, peut-être haïtienne. Elle a inspiré des poèmes des Fleurs du mal et des dessins du poète. Une partie de la section "Spleen et idéal" de l'édition de 1861 célèbre leurs amours. Il la décrit comme tantôt aimable, tantôt inquiétante, "cherchant qui dévorer".
Vers 1860 elle est partiellement paralysée et gardée en maison de repos aux frais de Baudelaire. Peu de temps après, en 1862, Manet peint Jeanne Duval (1862) en figure maladive perdue dans une grande robe blanche. Mais le poète Théodore de Banville a décrit sa "démarche de reine, pleine de grâce farouche".

Le Choix du 20h par V. Gaget, F. Bazille, P. Auger, K. Annette
Edouard Manet, "Olympia", 1863, Paris, musée d'Orsay
 (Photo © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt)
4
Laure et "L'Olympia"
Les figures féminines noires, au XIXe siècle, sont souvent des servantes ou des nounous. Dans la scandaleuse '"Olympia" d'Edouard Manet (1863), la domestique qui lui apporte un bouquet de fleurs est au second plan, s'effaçant derrière la femme nue allongée au premier plan.
 
Du modèle noir, on connaît aujourd'hui le prénom. Manet en parle dans ses carnets, évoquant "Laure, une très belle négresse, rue Vintimille, 11, au 3e (près de la place de Clichy). L'immeuble, qui existe toujours, hébergeait quatre boutiques et 48 petits appartements ainsi que des écuries et des remises. On sait maintenant qu'elle habitait au 4e étage dans un logement divisé en plusieurs locations.
 
Manet la fait travailler régulièrement pendant plusieurs années. Elle pourrait être aussi la nourrice du tableau "Enfants aux Tuileries".
L'"Olympia" de Manet sera reprise et réinterprétée par de nombreux artistes. Plusieurs de ses avatars successifs parsèment l'exposition : la servante noire est toujours là à l'arrière mais Cézanne introduit le client dans le tableau ("La Moderne Olympia", 1874).
 
Plus près de nous, des artistes ont inversé le noir et le blanc, comme le montrent quelques œuvres venues de l'étranger, qui complètent l'exposition. Dans une sculpture en plaques de bois détournant le principe des panneaux publicitaires, Larry Rivers, précurseur du pop art et proche des musiciens de Harlem, présente deux duos où la femme nue et la servante sont une fois blanche, une fois noire, même le chat noir du tableau de Manet devient blanc ("I Like Olympia in Black Face", 1970) : l'artiste témoigne ainsi de la visibilité nouvelle de la servante noire dans le tableau de Manet depuis les années 1960.
Des artistes afro-américains comme Romare Bearden ou William Henry Johnson créent des nus allongés noirs, et, en 2013, l'artiste congolais Aimé Mpane inverse lui aussi les deux figures de Manet dans une géniale mosaïque ("Olympia II", 2013). 
Félix Vallotton, "Aïcha", 1922, Hambourg, Hamburger Kunsthalle, prêt permanent de The Stiftung für die Hamburger Kunstsammlungen
 (SHK / Hamburger Kunsthalle / bpk. Foto : Elke Walford)
5
Aïcha Goblet, une figure de Montparnasse
Les modèles noirs, ce sont aussi des artistes de scène comme Aïcha Goblet, métisse venue de Belgique, qui a grandi dans un cirque. L'actrice devient une figure de Montparnasse. Elle pose pour les artistes, Henri Matisse, Kees Van Dongen, Moïse Kisling, Man Ray. Félix Vallotton en fait un magnifique portait ("Aïcha", 1922).
 
Il y a aussi Maria Martinez, chanteuse et guitariste venue de La Havane à Paris et surnommée l'Antillaise. Théophile Gautier a écrit une pièce pour elle et elle se produit en 1860 à l'Alcazar. C'est sans doute elle qui a posé pour Nadar, pour de magnifiques portraits à l'air perdu et mélancolique dans les années 1860. 
Henri Matisse, "Dame à la robe blanche (femme en blanc), 1946, Des Moines, Des Moines Art Center, 1959.40 ; don de M. John et Mme Elizabeth Bates Cowles
 (Photo : Rich Sanders, Des Moines, IA. © Succession H. Matisse)
6
Elvire Van Hyfte, Matisse et le jazz
Pendant la Première Guerre mondiale, de nombreux soldats noirs ont été mobilisés. Des soldats des colonies françaises merveilleusement peints par Vallotton sur fond de neige ("Les Tirailleurs sénégalais au camp de Mailly"). Et aussi des soldats afro-américains, avec dans leurs bagages le jazz, qui va conquérir Paris dans les années 1920.
 
Matisse voyage à New York en 1930 et découvre les clubs de jazz de Harlem. De retour en France, il rencontre Elvire Van Hyfte, une belgo-congolaise mariée à un avocat belge installée à Nice. Elle pose pour lui dans sa villa Le Rêve à Vence. Ce n'est plus une domestique mais une bourgeoise cultivée qu'il  nous montre dans "La Dame à la robe blanche" (1946).

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