Cy Twombly au Centre Pompidou : une oeuvre intellectuelle qui suscite l'émotion
A ses débuts, Cy Twombly (1928-2011) couvre de grandes toiles de peinture blanche ou crème qu'il parsème au crayon de petits signes, de lettres, de mots, souvent indéchiffrables. Plus tard il introduit la couleur, en dessins, en masses tourbillonnantes ou dégoulinantes, en grandes fleurs. Son travail est plein de références littéraires et intellectuelles qui pourraient rendre son œuvre difficile à appréhender. Celui qui est considéré aujourd'hui comme un des plus grands artistes des dernières décennies est d'ailleurs resté longtemps incompris. Et pourtant, sa peinture suscite une émotion, il en émane toujours une espèce d'énergie qui la rend accessible à n'importe qui.
Abstraite sans l'être complètement, elle a un aspect intellectuel mais en même temps une dimension sensuelle et émotionnelle directement perceptible.
Le commissaire de l'exposition et conservateur d'art graphique au Centre Pompidou, Jonas Storsve, racontant une anecdote à propos d'une toile de Cy Twombly, souligne qu'"il y a souvent plusieurs strates, à la fois de vision et de lecture, dans les œuvres de l'artiste. On n'a pas besoin de connaître toutes les histoires, parce que les œuvres se suffisent en elles-mêmes".
La première rétrospective depuis la mort de l'artiste
C'est la première rétrospective organisée depuis la mort de l'artiste, en 2011. "C'est la première fois qu'on peut faire le point sur toute sa production", souligne le commissaire. "L'exposition va de 1951 à 2011, donc nous présentons 60 ans de travail, autour de trois cycles majeurs qui jalonnent l'œuvre de l'artiste. Trois cycles qui n'ont jamais été présentés en France, dont un n'a jamais été présenté en Europe."Cy Twombly est né en 1928 à Lexington, en Virginie (sud des Etats-Unis) dans une famille cultivée. A partir de 1942 et pendant près de 10 ans, il suit une formation artistique à Boston et dans sa ville d'origine, puis à New York où il rencontre Robert Rauschenberg. Avec ce dernier, il passe deux semestres au Black Mountain College, université libre dans l'esprit du Bauhaus, en Caroline du Nord.
Sa carrière commence véritablement en 1951 avec une première exposition personnelle. A cette époque, il peint dans une pâte épaisse de gros traits noirs sur un fond clair. Il effectue son premier voyage en Europe et en Afrique du Nord en 1952. Il retourne plusieurs fois en Italie, et finira par s'y installer, même s'il continue à faire des séjours réguliers aux Etats-Unis (il est par ailleurs un grand voyageur, il ira jusqu'au Yémen et en Afghanistan).
Des signes indéchiffrables et incompris
Dès le début des années 1950, Cy Twombly se met à peindre de grandes toiles couvertes de peinture industrielle blanche sur laquelle il dessine à la mine de plomb une multitude de signes, de fragments de corps, de mots, qui peuvent faire penser à des graffiti, bien qu'il n'aime pas cette comparaison. Ses signes sont souvent indéchiffrables même si l'on peut distinguer les lettres FUCK en bas d'un tableau de 1955.Une série de neuf tableaux peints en 1959 à Lexington, considérés aujourd'hui comme ses chefs-d'œuvre de l'époque, sont refusés par le galeriste new-yorkais Leo Castelli, son nouveau représentant. "Leo Castelli n'y comprend rien, il dit à Twombly : tu ne peux pas les exposer", raconte Jonas Storsve. Les toiles passent des années dans un entrepôt où elles sont sauvées in extremis d'un dégât des eaux.
L'année suivante, changement d'ambiance : Cy Twombly introduit la peinture à l'huile et surtout la couleur dans des tableaux peints en Italie, qui sont une explosion d'énergie sensuelle. S'il avait déjà fait quelques expériences de couleur, "c'est seulement en 1960 avec ces œuvres qu'il l'introduit véritablement, comme s'il avait eu besoin d'arriver à un degré zéro de la peinture avant de pouvoir redémarrer avec la couleur", remarque le commissaire.
Un peintre abstrait qui raconte des histoires
Ce sont des hommages aux maîtres, avec par exemple "Empire of Flora" en référence à Poussin, une toile qui, comme les précédentes plus austères, propose un tourbillon de signes mystérieux sur fond blanc, mais cette fois en couleur. Il cite aussi Raphaël ("School of Athens"), ou un Mirò inspiré d'une nature morte néerlandaise du 17e siècle ("Dutch Interior").Jonas Storsve distingue chez Cy Twombly un travail en série, important, mais aussi des cycles, dont trois grands qui sont les pivots de l'exposition du Centre Pompidou. Ces cycles racontent des histoires, inspirées de la mythologie, ce qui lui fait dire qu'il s'agit d'un peintre d'histoire. "C'est un peintre abstrait qui raconte des histoires", avec un vocabulaire contemporain, résume-t-il.
L'empereur Commode, l'assassinat de Kennedy et la violence
Le premier cycle ("Nine Discourses on Commodus") présenté à Paris date de fin 1963 : John Fitzgerald Kennedy vient d'être assassiné, on est en pleine guerre froide, le débarquement de la baie des Cochons à Cuba n'est pas très loin et Cy Twombly craint que les Etats-Unis tombent dans la violence. Il choisit l'histoire de l'empereur romain Commode, un souverain sanguinaire, qui lui inspire neuf grandes toiles verticales (dont huit sont présentées à Paris). Un amas de peinture blanche, jaune et surtout rouge profond tourbillonne et coule sur un fond gris. Allusion à une photo de Jackie Kennedy éclaboussée par des restes du cerveau de son mari qui a circulé à l'époque ? En tout cas, "dans la peinture, je ne vois que Francis Bacon qui a produit des œuvres d'une telle intensité violente", pense Jonas Storsve.Cette œuvre montre l'intérêt de l'artiste pour les questions contemporaines, tout comme un ensemble de 14 tableaux peints à Bolsena, au nord de Rome, l'été 1969 : les premiers pas de l'homme sur la Lune l'ont beaucoup intéressé et ses habituels griffonnages semblent flotter en apesanteur. En regardant ces toiles, on peut par ailleurs imaginer l'influence que Twombly a pu avoir sur Basquiat.
Le cycle sur l'empereur Commode, qui sera acheté en 2007 par le Guggenheim de Bilbao, est exposé en 1964 chez Leo Castelli mais la critique est très mauvaise. Twombly affirme qu'il n'est en rien affecté par cet échec. Il met pourtant un bon moment avant de revenir, en 1966, avec des œuvres très différentes et très austères, de grandes formes blanches tracées sur un fond gris foncé qui ressemble à un tableau noir d'école.
La composition dans la tête, puis l'urgence de la peinture
Le deuxième cycle exposé est "Fifty Days at Iliam" (1977"), dix toiles inspirées de la Guerre de Troie, un de ses sujets de prédilection : exposé à New York, il passe dix ans dans des caisses avant d'être acheté par le musée de Philadelphie en 1989. "Depuis, l'œuvre n'était jamais sortie, même pas pour la rétrospective du MoMA en 1994. C'est la première fois que l'œuvre est montée en Europe", se réjouit le commissaire."Son très proche collaborateur Nicola Del Roscio, qui a travaillé avec lui pendant 45 ans, a écrit un très beau texte sur la création de ce cycle. Il décrit la difficulté à créer et la méthode de travail de Twombly. Il raconte que l'artiste passait beaucoup de temps dans son atelier à ne rien faire, enfin à créer l'œuvre dans sa tête, jusque dans les moindres détails. Et lorsqu'il avait terminé la composition dans sa tête, il attaquait la toile, travaillant alors dans une extrême urgence pour reproduire cette image intérieure, utilisant aussi les mains s'il n'avait pas le temps d'attraper un pinceau", rapporte Jonas Storsve.
Plus récent, "Coronation of Sesostris" (2000) raconte le voyage de la barque du dieu égyptien Râ du petit matin à la nuit. Le périple poétique commence avec un soleil de dessin d'enfant rouge puis illuminé de jaune, la barque se perd dans les brumes et la journée s'éteint en noir et blanc, avec des vers de Sappho sur Eros.
Cy Twombly photographe
L'exposition se termine sur les toiles monumentales des dix dernières années pleines de fleurs, qui font penser aux "Nymphéas" de Monet. La paisible série "A Gathering of Time", formes blanches sur fond bleu pâle (2003) côtoie une très grande peinture de pivoines sur fond jaune de 2007. La folie de la guerre est de nouveau évoquée dans deux "Bacchus" qui se font face et dont les coulures rouges sur fond beige font référence à l'Irak. Un immense "Blooming" inachevé déploie des fleurs-nuages rouges sur blanc. Quand il est décédé à Rome en 2011, Twombly travaillait encore à sa série "Camino Real", marquée par le retour de l'écriture sous forme de grosses spirales jaunes et rouges sur fond vert.On peut voir aussi au Centre Pompidou des sculptures de l'artiste. Ces assemblages d'objets trouvés, bouts de bois, tubes, planches, et couverts de badigeon blanc, sont exposés ensemble devant la grande verrière et la vue sur Paris.
Enfin, quelques rares séries de photos parsèment l'exposition, car Twombly a pratiqué la photographie toute sa vie, un aspect intime, extrêmement poétique et moins connu de son œuvre. Dès 1951, au Black Mountain College, il fait des natures mortes de bouteilles à la Giorgio Morandi en noir et blanc. Plus tard, lors de son premier voyage au Maroc, il crée des variations sur les plis d'une nappe.
Ensuite, il a fait, au Polaroïd, de sublimes images en couleur quasi abstraites de fruits, fleurs ou légumes en gros plans, flous et délicats. Ici, on ne verra que ses citrons sensuels.
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