Au Louvre-Lens, l'exposition "Soleils noirs" se déconfine enfin : le noir, un défi pour les artistes, de Botticelli à Soulages
Au Louvre-Lens, l'exposition "Soleils noirs" rassemble 180 oeuvres qui racontent comment le noir a interrogé, inspiré et défié les artistes occidentaux (jusqu'au 25 janvier 2021)
L'exposition s'annonçait alléchante : le noir en peinture, de Sandro Botticelli à Soulages, en passant par Edouard Manet ou Henri Matisse. Elle était presque prête pour ouvrir le 25 mars au Louvre-Lens quand le couperet du confinement est tombé. Il a fallu protéger les tableaux et attendre, dans l'angoisse de ne jamais pouvoir la montrer au public. Soleils noirs, imaginée en hommage au bassin houiller, a enfin pu ouvrir ses portes le 10 juin, avec quelques œuvres en moins, compensées par d'autres prêts, et elle est prolongée de six mois, grâce à la solidarité des musées de la région.
"C'est une exposition qui a une histoire très particulière puisqu'elle a été confinée. On a dû la fermer avant même de l'avoir ouverte", raconte la directrice du musée, Marie Lavandier. "Il nous restait un peu plus de 48 heures de travail. Une exposition confinée, c'est non seulement une exposition qui ne voit pas le public et que ne voit pas le public, mais aussi qu'on est obligé en partie de décrocher, de protéger, de voiler, de mettre en réserve."
Les prêts prolongés six mois
"Au fur et à mesure de son montage, on sentait l'Europe se verrouiller, les musées fermer. Les camions ne partaient plus, les oeuvres ne venaient plus. On avait des camions prêts à partir le soir et puis le lendemain matin un collègue, parfois au bord des larmes, annonçait qu'il ne pouvait pas partir, c'était trop tard." Il y a quand même eu la surprise incroyable d'un grand portrait de groupe de Nickolaes Eliaszoon Pickenoy du musée d'Amsterdam qui ne devait pas partir et qui est arrivé quand même.
"Ca a été une exposition de résilience, de résistance, qu'on a dû réinventer au fur et à mesure", raconte Marie Lavandier. "On a découvert une très grand solidarité entre les musées", notamment des musées de la région qui ont pallié les prêts qui n'arrivaient pas, comme le musée des Beaux-Arts de Valenciennes qui a prêté une toile espagnole de Juan Carreno de Miranda alors que les tableaux du Prado restaient à Madrid.
Autre question délicate, celle de la prolongation : "L'exposition devait se terminer le 21 juillet et on s'est dit qu'on allait être obligés de la décrocher sans l'avoir ouverte", raconte Marie Lavandier. Elle a pu reporter l'exposition sur Picasso qui devait suivre à l'automne, et prolonger Soleils noirs de six mois. Pour des prolongations de quelques jours, "il faut souvent supplier les musées prêteurs", explique-t-elle. Or là, ils ont tous été extrêmement coopératifs. L'exposition pourra donc se tenir jusqu'au 25 janvier 2021.
Le noir en hommage au pays de la houille
Soleils noirs s'intéresse au noir dans la peinture principalement, avec quelques détours par la sculpture, le dessin ou le cinéma. Pourquoi le noir ? "J'ai tout de suite pensé à ce sujet en arrivant ici et en voyant les terrils jumeaux qui signent de leurs deux triangles noirs parfaits le paysage de ce bassin longtemps consacré à l'exploitation du charbon. C'est un sujet de l'histoire de l'art tout à fait merveilleux", commente Marie Lavandier.
C'est d'ailleurs avec un grand fossile houiller aux délicates traces de feuilles que commence l'exposition : elle part de l'expérience que le visiteur peut avoir du noir pour l'amener jusqu'au noir pour le noir dans la peinture contemporaine, avec Soulages.
Une des premières expériences du noir, c'est la nuit. "Si on parle de nuit noire, c'est que la nuit n'est jamais totalement noire", remarque Marie Lavandier. Et les peintres "représentent du noir réel en l'éclairant, en y créant des trouées de lumière. Le clair de lune en est un tout privilégié." Comme ceux de Jean-Baptiste Deperthes (Le tombeau de Werther) ou de Joseph Vernet (Paysage, effet de clair de lune).
La nuit et l'orage
"Le noir, c'est souvent un moment particulier du travail d'un peintre, quelque chose à quoi on va se coltiner, quelque chose qui n'est pas évident et d'où sont nées des œuvres un peu uniques dans l'oeuvre d'un artiste, atypiques de leurs auteurs et qui parfois, paradoxalement, sont leur chef-d'oeuvre", souligne la directrice du Louvre-Lens.
Comme cette Allégorie de la solitude (1893) de l'Américain Alexander Harrison (1853-1930), qui a plutôt peint des marines en plein jour. Là, une figure se tient debout sur une barque, au milieu de l'obscurité, où toute la lumière semble émaner de la rame dorée posée sur l'eau sombre.
Le noir, c'est aussi celui de l'orage où la nuit semble tomber en plein jour, transpercée par la lumière éblouissante de l'éclair, comme dans un grand tableau d'Emile Breton (1831-1902) où les arbres plient sous le vent.
Les peintres jouent des effets de contre-jour dans un paysage au crépuscule, d'ombres propres qui plongent une partie d'un élément dans l'obscurité, effaçant les volumes qui perdent de leur réalité, ou bien d'ombres portées comme Emile Friant (1863-1932), qui a d'ailleurs baptisé Ombres portées cette scène de couple où une source de lumière venue du sol projette sur le mur au-dessus d'eux une ombre dramatique.
La peur, la mort, le deuil
Le noir, c'est souvent ce qui fait peur. Who's Afraid of the Dark (qui a peur du noir), demande l'artiste contemporain britannique Damien Hirst qui a collé sur un tableau des milliers d'insectes. "L'enjeu est de voir comment quelque chose qui est lié à la mort, à quelque chose de glauque, les insectes, la décomposition, amène une forme qui est belle. D'autres artistes ont travaillé cette beauté paradoxale au travers de l'animal", explique Luc Piralla, le directeur adjoint du Louvre-Lens, également commissaire de l'exposition, où on verra une araignée et un corbeau d'Odilon Redon, ou un illustration de Gustave Doré sur les fables de La Fontaine.
Le noir est associé à la mort, au deuil : un portrait de Berthe Morisot qui vient de perdre son père par Edouard Manet en 1874, la montre toute vêtue de noir. Manet que Marie Lavandier voit comme "un immense peintre du noir qui a aboli le clair-obscur au profit de contrastes tranchés et du noir le plus brut : c'est pour moi une des stars du noir".
Couleur du luxe et monochrome
Le noir, couleur du charbon et des "gueules noires", peut évoquer l'industrie ou la misère. En même temps il est devenu très vite le symbole du prestige, puis du luxe. La teinture est difficile à réaliser donc chère et au XVIIe siècle les cours princières, des Pays-Bas à l'Espagne, s'habillent de noir.
Au XIXe, le noir est élégant, la mode s'en empare et les peintres se régalent à représenter les mélanges de différentes étoffes et dentelles. Carolus-Duran (1837-1917) le fait avec virtuosité quand il représente sa femme, l'artiste Pauline Croizette, en Dame au gant, dans une somptueuse robe noire, un gant blanc négligemment jeté à terre et les yeux brillants qui le regardent.
Et au XXe siècle, le noir s'est émancipé pour devenir un sujet à part entière. C'est le noir pour le noir, le monochrome : des tableaux de papier noir japonais que James Lee Byars fabrique et couvre de messages ésotériques aux motifs à peine visibles que Vassily Kandinsky inscrit sur un fond noir (Von hier bis Dort, 1933). Et les Ultimate Paintings d'Ad Reinhardt (années 1950 et 1960) sont entièrement noirs, avec des variations presque imperceptibles qui font émerger des formes fantomatiques sur la toile. Enfin deux polyptiques de Pierre Soulages, qui avec ses outrenoirs s'intéresse aux variations de la vibration de la lumière sur la matière.
Soleils noirs, Louvre Lens, 99 rue Paul Bert, 62300 LENS, tous les jours sauf le mardi, 10h-18h. Jusqu'au 25 janvier. Le masque est obligatoire et un sens de circulation a été instauré dans les espaces du musée pour éviter que les visiteurs se croisent.
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