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Lartigue : luxe, vitesse et volupté

Grosses bagnoles et petites pépées... le dandy de la photo Jacques Henri Lartigue est exposé au château de Tours jusqu'au 26 mai.

Article rédigé par Pierre Morestin
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Jacques Henri Lartigue, "Grand Prix de l’ACF, automobile Delage", circuit de Dieppe, 26 juin 1912. Tirage gélatino-argentique. (MINISTERE DE LA CULTURE-FRANCE/AAJHL)

C'est l'histoire d'un gosse de riche, fils de banquier, qui se serait bien vu peintre, mais qui connaîtra le succès grâce à ses photos. D’un gamin français au génie précoce, qui réalisa ses premiers clichés à l’âge de 6 ans mais qui ne sera reconnu qu'à 69 grâce à une exposition au MoMA de New York. D’un dandy, homme à femmes, amateur de belles cylindrées, qu'on a longtemps pris pour un autodidacte talentueux qui cherchait à s’amuser alors qu'il n’a cessé de réinventer ses photographies, avec rigueur. Cette histoire, c’est celle de Jacques Henri Lartigue (1894-1986) dont une centaine de clichés sont exposés au château de Tours (Indre-et-Loire) jusqu’au 26 mai.

Un gamin anxieux et talentueux

Hypersensible, angoissé, le petit Lartigue réalise ses premières photos pour figer le temps qui passe. C’est son père qui lui offre son premier appareil, l’initie à la prise de vue (il est lui-même photographe amateur) et lui permet même de développer ses négatifs dans une chambre noire, installée dans la maison familiale. Ses photos ne sont donc d’abord qu’un moyen de se souvenir des choses "jolies, curieuses, bizarres" qui l’entourent, au même titre que le journal intime truffé d’esquisses qu'il tiendra jusqu’à la fin de sa vie. Ses premiers instantanés montrent ses proches : Zisou son frère, Yéyé sa tante…

Jacques Henri Lartigue, "Bichonnade", 40, rue Cortambert, Paris, 1905. Tirage gélatino-argentique. (MINISTERE DE LA CULTURE-FRANCE/AAJHL)

... ou ici sa cousine Bichonnade. Ce qui frappe dans ce cliché ? L’inventivité et la drôlerie d’un photographe amateur qui n’a alors que 11 ans ! La cousine, engoncée dans son costume de la Belle Epoque, est comme figée en plein vol tandis qu’elle saute au-dessus des marches. Evidemment, la posture est totalement inconvenante pour une jeune femme de bonne famille. Le cliché montre surtout un défi technique pas totalement relevé : donner le sentiment qu’une personne en mouvement est immobile. Or Bichonnade, on le voit, est légèrement floue.

Mais Jacques Henri Lartigue perfectionnera plus tard ses mises en scène en optant, comme ici, pour des images vraiment nettes qui renforcent encore l’étrangeté du saut figé…

Jacques Henri Lartigue, "Rouzat. Charly, Rico et Sim", septembre 1913. Tirage gélatino-argentique. (MINISTERE DE LA CULTURE-FRANCE/AAJHL)

… ou des sujets vraiment flous qui ajoutent à la poésie de l’instant.

Jacques Henri Lartigue, "Gérard Willemetz et Dani", Royan, 1926. Tirage gélatino-argentique. (MINISTERE DE LA CULTURE-FRANCE/AAJHL)

Le goût des bolides

Ce goût pour la vitesse, on le retrouve dans d’autres instants volés. Alors que le père de Jacques Henri Lartigue est propriétaire d’une des premières Hispano, voiture de luxe de l'époque, le fiston se prend de passion pour les courses automobiles, se rend à Auteuil, aux champs de courses, aux sports d’hiver à Saint-Moritz ou sur les pistes de décollage des aéroplanes.

Jacques Henri Lartigue, "Concours de planeurs". Edmund Allen, Combegrasse, août 1922. (MINISTERE DE LA CULTURE-FRANCE/AAJHL)

Pour rendre l’audace de ce concours de planeurs, Jacques Henri Lartigue se place en contrebas de l’action. Il peut ainsi donner l’illusion que l’engin est plus loin du sol qu'il ne l'est en réalité et permettre au motif de se détacher sur le ciel clair.

 

Jacques Henri Lartigue, "Grand Prix de l’ACF, automobile Delage", circuit de Dieppe, 26 juin 1912. Tirage gélatino-argentique. (MINISTERE DE LA CULTURE-FRANCE/AAJHL)

Jacques Henri Lartigue, on le voit avec cette photo bluffante réalisée au Grand Prix de l’Automobile Club de France en 1913, cherche à rendre le dynamisme des bolides. Il s’appuie sur plusieurs astuces. D’abord, la voiture est coupée à l’avant, comme si le véhicule allait trop vite pour être restitué en entier par le photographe. Ensuite, l’image a manifestement été recadrée, inclinée artificiellement (la ligne d’horizon devrait être droite) pour donner l’illusion d’un engin qui "décolle" presque. Enfin et surtout, les spectateurs et le véhicule, dont les roues rondes se sont changées en ovales, semblent victimes de déformations : elles sont dues au fonctionnement des obturateurs des appareils de l’époque et au mouvement de Jacques Henri Lartigue, qui suit l’engin dans son viseur au moment de la prise de vue. Pour l’anecdote, le photographe avait d’abord mis l’image au rebut avant de se raviser (une quarantaine d’années plus tard !) et d’exhumer son cliché qui contribuera à sa reconnaissance dans les années 50.

Des femmes dans le viseur

L’autre grande passion de Jacques Henri Lartigue, ce sont les femmes. Adolescent, il photographie souvent à leur insu les élégantes du bois de Boulogne, la dame "très attifée, très à la mode, très ridicule... ou très jolie" qui "se voit comme un faisan doré au milieu d’un poulailler".

Jacques Henri Lartigue, "Le Jour des Drags aux courses à Auteuil", Paris, 23 juin 1911. Tirage gélatino-argentique. (MINISTERE DE LA CULTURE-FRANCE/AAJHL)
Mais ces photos, volées ou non, sont l’occasion d’exprimer un regard ironique sur la belle société. Observez par exemple ces Parisiennes aux toilettes spectaculaires qui assistent aux courses d’Auteuil. Jacques Henri Lartigue a l’intelligence de nous les montrer presque de dos, le visage caché par d’impressionnants chapeaux à plumes. Ces femmes anonymes, aux silhouettes identiques, sont interchangeables. Les rayures verticales des robes, alors très à la mode, font écho aux barres verticales de la rambarde. Mais surtout, détail amusant, ces élégantes sont perchées sur des chaises. Encore une fois, le photographe joue sur le contraste entre le raffinement de l’élite et des postures inconvenantes pour la bonne société.

Jacques Henri Lartigue n’a pourtant pas toujours la dent dure avec les femmes, surtout lorsqu’il immortalise ses nombreuses conquêtes : Madeleine Messager (la fille du compositeur André Messager, surnommée "Bibi", qu'il épouse en 1919), Marcelle Paolucci ("Coco", qu'il épouse en 1934) ou Florette Orméa qui restera sa compagne pendant près de 50 ans…

Jacques Henri Lartigue, "Renée", Biarritz, août 1930. Tirage gélatino-argentique. (MINISTERE DE LA CULTURE-FRANCE/AAJHL)

C’est néanmoins son aventure de deux ans avec le mannequin Renée Perle qui lui donne l’occasion ici de réaliser l'un de ses plus beaux portraits. Se détachant en blanc sur le fond noir, la silhouette de la jeune femme, tout en courbes et arrondis, particulièrement harmonieuse, semble une icône de l’élégance des Années folles. La simplicité apparente de l'image révèle en fait un sens certain de la composition. Les élégantes de Jacques Henri Lartigue évoquent Van Dongen ou Tamara de Lempicka. Au fond, Jacques Henri Lartigue, artiste complet, photographiait comme un peintre.

 

Informations pratiques :

Lartigue, l’émerveillé

Jusqu’au 26 mai

Jeu de Paume Hors les murs / Château de Tours

25, avenue Malraux, 37 000 Tours

Tél. : 02 47 70 88 46

Du mardi au vendredi de 14h à 18h, samedi et dimanche de 14h15 à 18h.

1,5 euros / 3 euros

A lire :

L’ouvrage Jacques Henri Lartigue, l’invention d’un artiste revient sur les années de formation du Français pour tordre le cou à un cliché tenace : celui d’un photographe "primitif", spontané et innocent, qui n’a jamais cherché qu’à s’amuser. Nombreuses photos à l’appui, Kevin Moore montre comment Jacques Henri Lartigue s’est volontairement inscrit dans son époque, en s’inspirant notamment des magazines illustrés ou du cinéma. Et comment le mythe du Lartigue "ingénu" a été fabriqué par le MoMA puis exporté en France.

Jacques Henri Lartigue, l’invention d’un artiste, de Kevin Moore, éd. Textuel, 336 p., 35 euros.

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