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Au Grand Palais, des toiles, des bohémiens et quelques clichés

Le musée parisien accueille, jusqu'au 14 janvier 2013, une exposition sur la vision que les peintres avaient des tsiganes. Où l'on s'aperçoit que même les plus grands usaient de clichés.

Article rédigé par Pierre Morestin
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
"Les roulottes, campement de bohémiens aux environs d'Arles", de Vincent Van Gogh (1888). Huile sur toile, 45 x 51 cm. Paris, Musée d’Orsay. (RMN (MUSÉE D'ORSAY) / HERVÉ LEWANDOWSKI)

EXPOS - Prenez garde, braves gens, les bohémiens envahissent le Grand Palais ! Le temps d'une exposition bien documentée et riche en grandes signatures, c'est tout un peuple de voleurs et de séductrices qui s'invitent dans l'honorable institution. Voleurs et séductrices ? Oui, car les artistes ont contribué à propager les clichés nés à l'arrivée des bohémiens en France... En 1421, à Arras (Pas-de-Calais), l’échevin de la ville écrivait dans ses registres : "Merveille. Venue d'estrangers du pais d'Egypte."

Ces "Egyptiens" (que nous appellerions aujourd'hui Roms) viennent en réalité de la Grèce et des Balkans. Rapidement, ils sont associés au meilleur (l'art, la liberté nomade) comme au pire (le vol, les pratiques occultes). Les peintres, eux, ne cherchent pas délibérément à nuire aux bohémiens, mais en les figeant dans une apparence stéréotypée qui permet à l'observateur de l'époque de les reconnaître au premier coup d'œil, ils réalisent un nombre considérables de portraits caricaturaux de filous et de tentatrices.

Les rois de l'arnaque

C'est au XVIe siècle que les artistes commencent réellement à s'intéresser au peuple nomade. La mode est à l'exotisme, en Europe, alors qu'on s'émerveille des récits des grandes découvertes et des voyages aux Indes orientales et occidentales. Le Néerlandais Jérôme Bosch, par exemple, met au premier plan de son tableau La charrette de foin, un campement tsigane.

Mais c'est plus tard, au début du XVIIe, que les bohémiens se retrouvent au centre d'un genre à part entière, popularisé par Le Caravage : celui de la diseuse de bonne aventure, qui, bien souvent, lit les lignes de la main tout en détroussant son client. Ici, par exemple, la jeune femme subtilise discrètement la bague d'un godelureau.

"La diseuse de bonne aventure" (vers 1630), de Georges de La Tour. Huile sur toile, 102 x 123 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art. (THE METROPOLITAN MUSEUM OF ART, DIST. RMN / IMAGE OF THE MMA)

Le Français Georges de La Tour s'est également livré à l'exercice. On retrouve dans ce tableau les clichés habituels entourant les bohémiennes, qui commettent un vol virtuose à plusieurs mains. Leurs vêtements sont toujours très riches et colorés et elles possèdent de nombreux bijoux (alors qu'il s’agit, rappelons-le, d'un peuple pauvre de vagabonds). Détail qui a son importance, les étoffes laissent souvent apparaître des rayures, un motif réservé aux marginaux et notamment aux prostituées, comme l'a montré l'historien Michel Pastoureau dans L'étoffe du diable, cité par le blog Histoire du costume.blogspot.fr.

Autres constantes : les bohémiennes ont le teint hâlé, les cheveux bruns, souvent dénoués (à l'inverse des femmes respectables qui les cachaient sous un bonnet ou une coiffe). Mais que fait alors dans cette scène la jeune femme au teint pâle ? Il s'agit sans doute d'une allusion aux romans de l'époque dans lesquels on retrouve une enfant noble, volée ou recueillie par une troupe de bohémiens. Eh oui, les bohémiennes sont non seulement des femmes aux mœurs légères qui se livrent à des larcins, mais elles sont aussi chapardeuses de marmots.

"La Bohémienne" (vers 1630), de Frans Hals. Huile sur bois, 58 x 52 cm. Paris, Musée du Louvre. (RMN (MUSÉE DU LOUVRE) / JEAN-GILLES BERRIZI)

L'histoire de cette autre toile du Hollandais Frans Hals est cocasse. Léguée au Louvre, elle ne possédait pas de titre. Les cheveux lâchés, l'air polisson, la poitrine presque nue de la jeune femme ont conduit les conservateurs du musée à lui attribuer le titre de La bohémienne. Au moins le vêtement, modeste, ne reprend-il pas le cliché des étoffes chamarrées.

La naissance du bobo

"Dans notre société si bien civilisée, il faut que je mène une vie de sauvage (...) Pour cela, je viens donc de débuter dans la grande vie indépendante et vagabonde du bohémien", écrit Gustave Courbet en 1850. Au XIXe, sous l'influence du romantisme, le vagabondage et la désinvolture supposés des bohémiens sont revendiqués par certains artistes, même lorsque leur aisance financière contredit leur attitude (Manet, l'un des premiers bourgeois qui se veut bohème, par exemple). Courbet sera, lui, parmi les premiers à adopter une vie nomade.

  

"L'homme à la pipe" (vers 1849), de Gustave Courbet. Huile sur toile, 46 x 38 cm. Montpellier Agglomération, Musée Fabre. (RMN / AGENCE BULLOZ)

Cet autoportrait en artiste maudit le montre d'ailleurs aussi en peintre bohème. Hirsute, débraillé (observez le col), Courbet nous nargue d'un air dédaigneux. C'est un homme libre. Détail important, le cadrage ne le montre pas pinceau en main, ce qui est original pour un autoportrait. Mais cette image bohème n'est pas qu'une posture : Courbet a réellement sillonné les routes. L'une de ses toiles les plus célèbres fait un clin d'œil discret à ses "frères" nomades (cherchez la roulotte).

 

"Dans un café dit aussi L'absinthe" (1873), d'Edgar Degas. Huile sur toile, 92 x 68,5 cm. Paris, Musée d’Orsay. (RMN (MUSÉE D'ORSAY) / HERVÉ LEWANDOWSKI)

Le petit monde de la bohème parisienne inspire de nombreux tableaux. Comme cette scène de café peinte par Edgar Degas. Le lieu a son importance : c'est en effet dans les cafés parisiens (notamment à Montmartre) que ce peuple d'artistes, d'auteurs, de modèles prend l'habitude de se retrouver pour des discussions interminables et copieusement arrosées. D'ailleurs, si l'on regarde bien au centre de cette œuvre bizarrement composée en zigzag, on remarque un verre aux reflets jaunes qui est un verre d'absinthe, le péché mignon des artistes de l'époque.

Les vrais bohémiens cessent-ils d'être représentés ? Non, au contraire. Pendant une grande partie du XIXe siècle, on les retrouve régulièrement au Salon, la grande exposition annuelle qui se tient à Paris. Parfois croqués sur le vif, mais le plus souvent imaginés en atelier, ils n'échappent pas toujours aux poncifs. 

"En été (La Bohémienne)" (1868), de Pierre Auguste Renoir. Huile sur toile, 85 x 59 cm. Berlin, Alte Nationalgalerie (SMB). (BPK, BERLIN, DIST. RMN / JÖRG P. ANDERS)

Un exemple ? Ici, Renoir peint son premier amour, Lise, en bohémienne. Et l'on retrouve le folklore habituel : cheveux noirs détachés, air lascif (quoiqu'également un peu godiche), gorge offerte, boucles d'oreille, vêtement rayé…

Un vagabond nommé Van Gogh

On retrouve chez Vincent Van Gogh, comme auparavant chez Courbet, un attachement réel au mode de vie des bohémiens.

"Les souliers" (1886), de Vincent Van Gogh. Huile sur toile, 37,5 x 45 cm. Amsterdam, Van Gogh Museum. ( VAN GOGH MUSEUM, AMSTERDAM (VINCENT VAN GOGH FOUNDATION))

Regardez ces vieux souliers. Il peut paraître étonnant de faire d'une paire de chaussures le sujet d'une nature morte dans le style hollandais du siècle d'or (couleurs sombres, touche rapide) ! C'est que Van Gogh a beaucoup voyagé et beaucoup marché pendant son apprentissage de peintre. Ces souliers usés deviennent une métaphore du chemin épineux suivi par l'artiste.

 

"Les roulottes, campement de bohémiens aux environs d'Arles" (1888), de Vincent Van Gogh. Huile sur toile, 45 x 51 cm. Paris, Musée d’Orsay. (RMN (MUSÉE D'ORSAY) / HERVÉ LEWANDOWSKI)

A Arles, Van Gogh se rendra réellement au contact des gitans, sur le site de pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer. La composition, qui superpose trois bandes horizontales, par exemple, fixe les nomades entre la terre et le ciel. Généralement montrés en mouvement, fougueux, les bohémiens sont ici immobiles, au naturel. Cette fois, le peintre a pris la peine de représenter ce qu'il voit, et non, comme la plupart de ses prédécesseurs, ce qu'il imagine.

 

Informations pratiques

Bohèmes, du 26 septembre 2012 au 14 janvier 2013
Grand Palais (entrée Clemenceau)
3, avenue du Général-Eisenhower, Paris 8e 

• Tous les jours de 10 heures à 20 heures (sauf mardi), jusqu'à 22 heures le mercredi.
Tarifs : 12 euros (plein tarif), 8 euros (tarif réduit), gratuit pour les moins de 13 ans, les bénéficiaires du RSA et du minimum vieillesse.
Tél. : 01 44 13 17 17

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