Mort de Christo : retour sur la carrière emballante d’un artiste inclassable épris de liberté
Avec sa femme Jeanne-Claude, Christo a bâti pendant plus de soixante ans une œuvre aussi originale que monumentale. En réalisant dans de nombreux pays des installations spectaculaires, il a marqué son temps.
"Je ne suis jamais retourné en Bulgarie et je n’y retournerai jamais." Cette confidence, l'artiste Christo, mort dimanche 31 mai, l'a confiée à franceinfo en mars lors d'une rencontre dans son atelier de New-York. Né à Gabrovo, le 13 juin 1935, il étudie la peinture, la sculpture et l’architecture à l’école des Beaux-Arts de Sofia avant de fuir à 21 ans le régime communiste qu’il exècre. Il se rend d’abord chez des cousins à Prague puis, caché dans un wagon de marchandises, passe à l’Ouest et s’installe à Vienne. Il s’établit ensuite à Genève avant d’arriver à Paris en 1958, la ville où selon lui "toute la beauté du monde s’est rassemblée".
Même si l’exil est douloureux, rien ne vaut pour lui la liberté, valeur suprême qui guidera chacun de ses projets. Christo détestait qu’on l’interroge sur le sens, la signification de son travail. "Je crée des œuvres complètement irrationnelles, irresponsables, sans justification" disait-il. "Pour moi, tout ce qui a une signification relève de la propagande".
Jeanne-Claude, son alter ego
Pour survivre à Genève puis à Paris, il réalise d’abord des portraits à l’huile sur toile pour la haute société. Il les signe de son nom de famille, Javacheff. C’est en livrant l’un d’eux, celui de l’épouse du général de Guillebon, qu’il rencontre sa fille Jeanne-Claude. Il la fréquente en secret à partir de juillet 1959. Elle deviendra tout à la fois sa femme, sa muse et sa partenaire artistique. Il est l’artiste du duo, elle se consacre plus à l’organisation. Elle négocie avec acharnement, souvent pendant de longues années avec les autorités et les puissants pour que leurs projets voient le jour. Après sa mort en 2009, il continuera à parler d’elle au présent comme pour signifier que Christo, cela restera éternellement elle et lui.
Le roi de l’emballage
Le bulgare entreprend un travail inédit sur les surfaces et développe deux gestes qui deviendront sa marque de fabrique: l’accumulation et surtout, l’empaquetage. A partir de 1958, il commence par emballer de petits objets, des boîtes de conserve, des bouteilles, des caisses puis des chaises, des tables ou encore des landaus et des sculptures.
"Même quand je faisais les premiers paquets, explique Christo, je cherchais à trouver le bon tissu, les bons matériaux. Ce n’étaient pas des matériaux qui traînaient dans un coin". Les textures, les couleurs, les boursouflures qui accrochent la lumière, les tensions, le jeu des ficelles et des cordes témoignent de la virtuosité de Christo. Artiste complet, il maîtrise à la fois la peinture, la sculpture, l’architecture et le dessin.
Un éternel nomade
Certains liront dans ces surfaces momifiées une part de lui-même définitivement enfouie, laissée derrière lui en Bulgarie. "J’étais un pauvre réfugié famélique qui ne possédait rien" dira-t-il plus tard. Avoir peu, c’est garder la possibilité de se déplacer sans contrainte. Christo sera toujours un nomade. Ses travaux se caractérisent par leur dimension temporaire et par l’utilisation de la toile. Un matériau qui se déplie et se replie facilement comme le font les tribus du désert et les gens du voyage. Un gage de liberté, maître-mot pour Christo.
Après 1960, il se met à utiliser du plastique transparent, un matériau tout nouveau, pour mener différentes expériences : il emballe des modèles vivants, du mobilier ou encore des sculptures comme sur cette photo, celle de l’esplanade du Trocadéro à Paris.
La folie des grandeurs
Il change d’échelle et envisage ensuite d’empaqueter un édifice public parisien. Il songe d’abord à l’Ecole Militaire puis à l’Arc de Triomphe comme en témoigne un photomontage datant de 1962. Il faut dire que l’artiste habite alors au 14, rue Saint Senoch dans une chambre de bonne prêtée par le coiffeur Jacques Dessange avec vue sur… l’Arc de Triomphe ! Ce projet ressurgira près de 60 ans après sa conception à l’occasion d’une exposition organisée au Centre Pompidou à Paris. Initialement prévu au printemps 2020, l’emballage du fameux monument de la place de l’Etoile sera repoussé.
Mais avant les projets gigantesques qui feront sa renommée, revenons à ses débuts. Le 27 juin1962, Christo se fait largement connaître dans le monde de l’art grâce à un assemblage géant intitulé Mur provisoire de tonneaux métalliques – Le Rideau de fer. Cet empilement de bidons qui barre complètement la rue Visconti à Paris est un signe de contestation contre la construction du Mur de Berlin édifié en août 1961. Une métaphore de la division.
Le lendemain, au commissariat de police, Christo promet de ne plus recommencer, promesse qu’il oubliera aussitôt. C’est l’un des rares projets ouvertement politiques de l’artiste. Deux ans plus tard, le couple Christo s’installe à New-York et prend la nationalité américaine. "New-York, nous expliquait Christo en 2020, c’était la ville idéale pour les réfugiés". Il se lance dans des projets d’empaquetages poétiques et gigantesques, une "prise de possession de l’espace". Le couple s’approprie des paysages ou des monuments et les transforme pour leur donner "une dimension sculpturale nouvelle".
Land art
Cela commence en 1969 sur la côte australienne, près de Sydney. Il décide de recouvrir de toile rien moins que 2,4 kilomètres de falaises. Il faudra embaucher des grimpeurs professionnels et dérouler 53 kilomètres de corde pour fixer le tissu qui s’envole au gré du vent. La côte resta ainsi emballée pendant dix semaines puis tous les matériaux furent enlevés et recyclés et le site retrouva son état d'origine.
Viendra ensuite Running Fence aux Etats-Unis en 1972 : un ruban de toile de nylon blanc de 200 000 mètres carrés serpentant sur 40 kilomètres entre le Pacifique et la Californie. Le couple a mis près de 4 ans à donner vie à ce projet qui coûtera 3 millions de dollars. L’Etat s’était d’abord opposé à la construction invoquant l’absurdité d’une barrière érigée pour seulement deux semaines. Mais une fois déployée cette voile blanche qui flottait à travers les collines californiennes et disparaissait dans la mer, a fait taire la plupart des critiques Et de nombreux visiteurs ont salué la beauté de cette œuvre éphémère.
Autre œuvre relevant du Land art, Surrounded islands, en 1983. Pendant deux semaines, Christo entoure onze îles de la baie de Biscaye près de Miami d’une ceinture de polypropylène, couleur rose fushsia. La toile plastique, très résistante, recouvre la surface de l’eau et les plages.
Viendra ensuite un projet que les français n’ont jamais oublié : l’emballage du Pont Neuf, à Paris, sa ville de cœur. Christo finit par préfèrer le Pont Neuf au pont Alexandre III qu’il avait initialement choisi. Ancré au cœur du Paris historique, il est plus passant et situé dans un quartier plus vivant. Après dix ans d’espoirs, de déceptions, d’obstination et de chance, le Pont transformé en paquet cadeau géant est inauguré le 22 septembre 1985. C’est leur premier projet urbain d’une telle envergure.
Le Pont Neuf transformé en paquet cadeau
Il a fallu convaincre le très réticent maire de Paris, Jacques Chirac et s’appuyer sur une magnifique maquette pour séduire les riverains et les commerçants. Chirac signe l’autorisation d’empaquetage le 27 août 1984 mais revient sur sa décision. Il faudra le soutien du Premier Ministre Laurent Fabius et de Jack Lang, ministre de la Culture pour vaincre les atermoiements du maire de Paris et du préfet de police. C’est François Mitterrand alors Président de la République qui demandera au préfet de délivrer l’autorisation officielle.
Le chantier débute le 25 août 1985 sous le regard des passants. Ils assistent au ballet des hommes-grenouilles, aux voltiges des cordistes et à l’empaquetage des 44 lampadaires éclairant le pont. Le 22 septembre à l’aube, les Parisiens découvrent « leur » Pont Neuf sous un jour nouveau, habillé d’une toile aux reflets changeants dans des tons sable-doré. 40 876 mètres carrés de tissu et plus de 13 kilomètres de corde ont été utilisés. Des médiateurs assurent jour et nuit le nettoyage et la surveillance. La presse est unanimement emballée. Le public aussi. Pendant 14 jours, Parisiens et visiteurs venus de France et du monde entier flânent sur le pont dans une ambiance joyeuse et bon enfant.
La police estime que plus de 200 000 piétons ont traversé le pont dès les premières 24 heures. 30 entreprises, essentiellement françaises, ont participé à la réalisation du projet qui, dans la phase finale, a employé plus de 1000 personnes. Coût : 4 millions de dollars financés par le couple grâce à la vente d’œuvres originales de Christo, des dessins ou des collages. Christo refuse absolument de travailler sur commande et tient à s’autofinancer. Il est soutenu par des amateurs d’art et des mécènes qui croient en son talent et achètent ses œuvres. Ses projets ne doivent rien coûter au contribuable. C’est l'une des conditions essentielles de l’adhésion du public à cet art qui "ne sert à rien" comme il dit.
Christo sort l’art des musées
En 1995, après des années d’acharnement, ils obtiendront l’autorisation d’empaqueter le Reichtag de Berlin, le Parlement allemand et connaîtront le même succès populaire qu’à Paris. "Tous nos projets, diront-ils, sont des projets de liberté". Des œuvres d’art in situ, non transportables qui disparaissent au bout de peu de temps. Il faudrait encore parler de The gates, un alignement de portes 7603 portiques avec des voiles couleur safran dans Central Park, au cœur de New-York, en février 2005. Près de 4 millions de personnes ont emprunté ce chemin long de 37 kilomètres.
Plus récemment, en 2016, il y eut Floating piers sur le lac d’Iseo au Nord de l’Italie. Durant 16 jours, les visiteurs ont marché sur l’eau grâce à des pontons flottants de trois kilomètres. Composés de 200 000 cubes de plastique recyclable ils étaient couverts d'une toile dans des tons jaune-rouge aux reflets changeant selon l'heure du jour.
Christo sort l’art des musées. Il en fait une expérience physique et sensorielle. Olivier Kaeppelin, directeur de la fondation Maeght en 2016, expliquait qu’il est "passionné par l’idée que les choses ne sont pas immédiatement visibles, qu’il faut les ressentir, qu’il faut les vivre". Selon lui, Christo dit toujours : "Ce n’est pas simplement l’émotion d’un tableau. Moi, ce que je veux, c’est que les gens entrent dans le tableau".
Il n'avait qu'un seul projet d'oeuvre durable, conçu en 1977 : celui de bâtir à Abou Dhabi, au milieu du désert, un Mastaba, sorte de pyramide de bidons haute de 150 mètres. Les français avaient pu voir un modèle aux dimensions plus modestes en 2006 dans la cour de la fondation Maeght à Saint Paul de Vence, fait de bidons neufs aux couleurs pimpantes.
A l’hiver de sa vie, dans sa drôle de langue mélangeant l’anglais et le français, ce petit homme à lunettes m’expliquait pourquoi il avait fait tout ça : "Avant tout, c’est des œuvres de beauté. Rien d’autre. Quand un vrai artiste a une toile devant lui, il veut la remplir avec des couleurs, il le fait pour son propre plaisir. C’est exactement la même chose".
Les œuvres évanescentes de Christo ne survivront que dans les mémoires. C’est peut-être ce qui les rend encore plus belles.
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