Coupe du monde 2022 : que vont devenir les mégastades du Qatar après la compétition ?
La silhouette imposante du stade Al Bayt, à Al Khor, à 50 km au sud de Doha (Qatar), se détache au milieu du désert. Sur le perron de son restaurant, situé de l'autre côté de la voie rapide, Mohamed a suivi cette Coupe du monde de loin. De très loin même. "En cas de but, on n'entend pas la clameur du stade", constate le gérant du Legend, ce petit resto local qui accueille surtout une clientèle de cols bleus indiens ou pakistanais.
La semaine dernière, les télés installées dans la salle diffusaient des chaînes musicales ou des films de Bollywood, alors qu'un match se jouait au même moment. Le Mondial a beau s'être déroulé à quelques hectomètres du Legend, pour ses clients, c'est comme s'il avait eu lieu sur la planète Mars. "Les supporters étrangers, on les attend encore..."
Pas sûr que ces derniers auraient claqué leurs derniers rials en cuisine tandoori, cependant. Question de cible. "Ce qui nous a fait mal, c'est surtout le départ du camp de travailleurs, qui ont construit ce stade et les nouveaux quartiers." Ils étaient des dizaines de milliers, désormais parqués ailleurs. Leur départ et le démontage de leurs mobil-homes, laissent le stade comme échoué au milieu d'une mer de sable.
Cette gigantesque structure, qui rappelle la forme d'une tente traditionnelle bédouine, n'est que l'illustration la plus spectaculaire du gigantisme de cette Coupe du monde, organisée à 80% dans une seule ville*, Doha. Avec sept enceintes de 40 000 places ou plus, Doha se hisse à hauteur de Londres* en termes de densité d'infrastructures sportives, et même au-dessus de toute la Ligue 1 réunie. Sans disposer des clubs et du bassin de supporters pour les utiliser.
Un stade hors-sol posé en plein désert
Certes, la plupart de ces stades vont voir leur capacité réduite de moitié*. Les gradins seront démontés dans leur partie supérieure et offerts à des pays en voie de développement. Le stade 974, fabriqué à l'aide de conteneurs, sera même démantelé après la compétition. Le but affiché est d'en faire des lieux de vie qui tournent toute l'année. Le stade Al Bayt accueillera, dans le haut de ses tribunes, un restaurant, un hôtel cinq étoiles, une clinique du sport. Une piste de course de chameaux sera également installée non loin de l'enceinte et 30 000 fans pourront alors se masser dans les gradins pour les matchs du club local.
"Vous rigolez ?" Le coach français Frédéric Hantz, qui a entraîné le club d'Al Khor l'an passé, s'esclaffe de longues secondes à l'autre bout du fil.. "Quand on avait 500 personnes en tribunes, on était contents", ironise-t-il. Même son de cloche du côté de Modou Diagne, solide défenseur du club, arrivé il y a quatre mois. "J'ai mis pour la première fois les pieds dans ce stade pour Sénégal-Angleterre l'autre jour. Il est très beau, très moderne. Mais il y a un monde d'écart avec celui dans lequel on évolue. C'est différent. Futuriste. Ça va attirer des gens, c'est clair. Mais de là à le remplir, j'ai de gros doutes..."
A quelques encablures du stade, se dresse un quartier flambant neuf, avec son lotissement de hautes maisons et son petit souk. Seule la guirlande des drapeaux des 32 pays qualifiés rappelle que la Coupe du monde s'est déroulée à deux pâtés de maison de là. Selon la version officielle du comité suprême qatarien, "ses vastes espaces verts abritent des kiosques de nourriture et de boissons, ainsi que des installations de sport, notamment des pistes de course, de cyclisme et d'équitation." Sur le papier, seulement.
Des retombées encore invisibles
Sur place, un magasin de canapés où les vendeurs guettent le client. Là, une boutique d'articles de sport dont le patron assure que "le soir, c'est un peu plus animé". Dans sa petite pharmacie climatisée, Rajendra fait aussi les cent pas en attendant que quelqu'un franchisse la porte. "Les retombées de la Coupe du monde, on les attend toujours. C'est bien beau de décréter qu'on va agrandir Al Khor. Mais si on ne crée pas d'emplois, les gens continueront de s'entasser à Doha." Et les lotissements rutilants juste à côté ? "A moitié vides. Au mieux."
A se demander ce que la Coupe du monde a apporté à Al Khor, seule ville hors de la capitale à avoir survécu au projet initial. Sur la corniche de la cité, une minuscule fan zone a été montée (200 chaises devant un écran). Même pour le quart de finale du Maroc, l'équipe de substitution des locaux, le lieu sonnait creux.
La tête couverte d'un bonnet de laine, Peters est venu de Doha comme un Parisien se rend en goguette sur les bords de Marne. Et c'est bien le seul. "J'avais envie de connaître une atmosphère différente". C'est réussi. Les boutiques situées sur la place où est installé l'écran ne profitent en rien du Mondial. C'est à peine si le marchand de souvenirs a écoulé dix tee-shirts représentant le stade. "Je n'ai pas vu l'ombre d'un touriste, je suis déçu", grommelle son voisin.
Faut-il forcément en conclure que le stade d'Al Bayt deviendra un "éléphant blanc", ces sites abandonnés sitôt la compétition finie, et dévorés peu à peu par la nature, comme après les JO de Rio (2016) ou d'Athènes (2004) ? Rien n'est moins sûr, nuance l'universitaire Raphaël Le Magoariec, qui a roulé sa bosse dix ans dans l'émirat. "Le Qatar ne pense pas ses nouveaux stades en termes d'utilité, mais bien de puissance et de rayonnement, analyse-t-il. Ces stades offrent la possibilité au pays de continuer d'être un prétendant à l'accueil d'événements sportifs de premier plan et ainsi d'entretenir sa stratégie sportive, comme l'un des piliers de sa politique étrangère."
Un choix politique, pas économique
Y compris en plantant une tente de béton et d'acier de 37 mètres de haut, au milieu du désert ou presque, sous prétexte que la femme la plus puissante de l'émirat, Cheikha Moza, y a vu le jour. "Ce choix relève davantage de la symbolique que de l'intérêt sportif, poursuit Raphaël Le Magoariec. Chaque stade correspond à un trait du discours de l'émirat tant par son emplacement que par son architecture."
Le stade Al Thumama* évoque par exemple la coiffe traditionnelle masculine, celui de Lusail*, les lanternes artisanales et leurs motifs géométriques caractéristiques, ou encore Al Janoub*, symbole des voiles des dhows, les bateaux traditionnels en bois.
L'universitaire Steffen Hertog souligne que le Qatar n'est pas le seul à s'être lancé dans des mégaprojets au-delà de toute considération de rentabilité*. Ce qu'il appelle des "enclaves de 'soft power'", que les populations locales regardent de loin sans se les approprier, existent dans tous les pays du Golfe. "Faute de correspondre aux demandes de la population locale, leur but, leur existence même, n'est justifiée que pour un usage international", insiste l'auteur d'une thèse sur ces réalisations pharaoniques dans le Golfe. "Un usage culturel, politique, bien plus que commercial. Ça va se terminer en gouffre financier, mais ce n'est pas le problème."
En attendant, Modou Diagne a repris l'entraînement la semaine dernière, après une longue trêve pendant l'événement. Sans que les dates de reprise du championnat de deuxième division ne soient encore connues, après cinq petites journées*. Al Khor occupe la première place provisoire. Dans l'indifférence générale.
* Ces liens renvoient vers des contenus en anglais.
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