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"A mort l'arbitre" : des hommes en noir et en souffrance

Ils ont subi des violences et ont chacun réagi de façon différente. Francetv info se penche sur les histoires de trois arbitres, de basket et de football, qui ont fait face à l'inexcusable sur le terrain.

Article rédigé par Christophe Rauzy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Face à la violence dont ils peuvent être victimes sur les terrains du sport amateur, les arbitres décident parfois d'abandonner le sifflet.  (PASCALE BOUDEVILLE / FRANCETV INFO)

"Mais qu'est-ce que je suis venu faire sur ce terrain ?" Erwann, Nicolas et Joffrey se sont tous posé cette question au moins une fois. Ils sont arbitres et ont tous les trois connu la violence lors de l'exercice de leur passion. Un phénomène qui gangrène le sport amateur en France. Certains, après avoir fait face à un cas extrême, ont raccroché le sifflet. D'autres, attachés à leur rôle, continuent de faire des kilomètres pour permettre aux joueurs de pratiquer leur sport. 215 000 arbitres officient en France, toutes disciplines confondues.

Entre celui qui croit encore à un avenir meilleur, celui qui reste traumatisé et celui est décidé à se battre, francetv info revient sur trois itinéraires d'arbitres, trois phases de cette relation à la violence à laquelle tout homme en noir peut être confronté.

Erwann, 27 ans, l'arbitre qui y croit encore

Personne ne peut rater Erwann Le Quernec-Bosson. Sur un terrain boueux de Fontainebleau, son maillot, d'un jaune or étincelant, jure avec le ciel gris de cet après-midi froid du mois de janvier. Venu du département voisin de l'Essonne, il s'est déplacé en Seine-et-Marne pour arbitrer un match d'excellence, la plus haute division départementale, opposant la réserve du RC Fontainebleau au Savigny-le-Temple FC. Un niveau qu'il connaît bien, lui qui, trois ans auparavant, a troqué le maillot de joueur pour celui d'arbitre parce qu'il n'avait plus le temps de s'entraîner avec son équipe. Et qui s'est découvert une passion pour l'arbitrage, avec l'ambition de grimper les échelons.

"Oh l'arbitre, il faut acheter des lunettes ! Y'a main là !" Derrière les grilles défraîchies entourant le terrain boueux, une petite dizaine de spectateurs sont massés. Erwann n'entend pas leurs invectives. "On entend comme un brouhaha, décrit-il à francetv info. Y'a que les insultes, les mots grossiers, qu'on capte clairement." Sur le terrain, le match est animé. D'abord menée 4-0 au bout de 30 minutes, l'équipe locale revient dans le match en fin de première mi-temps. 4-2, la pression monte et Erwann sort une paire de carton pour des tacles trop appuyés.

"J'aurais pu mettre un rouge"

A la pause, en regagnant son vestiaire, l'entraineur visiteur lui demande des comptes. "Vous êtes dépassé ! Vous voyez rien !", lance ce dernier, d'un ton colérique. "Vous voulez un rapport ? C'est ma faute peut-être si vous avez pris ces deux buts ?", lui rétorque, impassible, le jeune arbitre de 27 ans, avant qu'un de ses assistants n'éloigne gentiment le technicien énervé.

Erwann Le Quernec-Bosson, arbitrant un "match normal", malgré quelques accrocs, le 12 janvier 2014 à Fontainebleau (Seine-et-Marne). (CHRISTOPHE RAUZY / FRANCETV INFO)

Finalement, le match se déroule sans trop d'accrocs. Beaucoup de contestations de la part des joueurs, des entraîneurs qui hurlent à l'incompétence arbitrale toutes les dix minutes, mais jamais un mot qui ne dépasse la bienséance. Score final : 6-3 pour les visiteurs, deux penalties sifflés et six cartons jaunes. "J'aurais pu mettre au moins un carton rouge aux locaux, mais vu le score et la bonne tenue du match, ça n'était pas indispensable."

Surveillant dans un lycée, Erwann a l'habitude de gérer les situations conflictuelles et a intégré le risque de dérapages violents. "Il faut savoir communiquer et jauger une situation. Certains joueurs manquent d'éducation et d'intelligence. Parfois, quand je vois un joueur s'énerver tout seul, je l'ignore, j'attends qu'il se calme tout seul, parce que certains ne comprennent pas qu'ils dépassent les bornes et méritent une expulsion. Mais je commence souvent un match en mettant un carton jaune à un joueur qui se signale d'entrée en faisant des fautes. Pour calmer tout le monde."

Sur le terrain, la technique a fonctionné ce dimanche. Au final, les joueurs viennent tous serrer la main du trio arbitral en souriant, malgré les nombreux cris d'orfraie lancés pendant la rencontre. "Un match normal", sourit Erwann. Il a connu des matchs moins "tranquilles". Lors de sa première saison, il y a trois ans, une expulsion a mal tourné : "Au lieu de sortir, le joueur se dirige vers moi. Je recule. Personne ne bouge. Il lève le poing… et se ravise. J'étais choqué, surtout parce que personne n'a réagi, ni les autres joueurs, ni les dirigeants. Ça m'a remué pendant quelques jours. Mais ça n'a rien d'exceptionnel. Quatre expulsions sur cinq sont suivies d'insultes, de menaces ou de coups contre l'arbitre."

Nicolas, 24 ans, l'arbitre traumatisé

Son visage est apparu sur tous les écrans de France. Un œil rouge, à demi-clos et gonflé, sous une arcade à peine suturée. Le 4 juillet 2013, Nicolas Sihl fait face à la presse. Il vient d'être reçu par le président de la Fédération française de football, quelques jours après avoir été roué de coups par une trentaine de personnes sur un terrain du Plessis-Trévise, dans le Val-de-Marne.

Le 14 juin 2013, Nicolas arbitre la finale départementale de la catégorie des moins de 17 ans opposant Villejuif à Champigny-sur-Marne. A cinq minutes du terme, il expulse un joueur. La situation s'envenime, la pelouse est envahie par plusieurs dizaines de personnes qui se jettent sur l'homme en noir. Nicolas et un de ses assistants sont passés à tabac. Le jeune homme s'en sort avec une arcade amochée, sept jours d'incapacité totale de travail (ITT) et une énorme frayeur. Deux de ses agresseurs, âgés de 15 et 18 ans, ont été interpellés et placés sous contrôle judiciaire en attendant un procès.

"Le traumatisme a ressurgi"

Ce fait divers intervient quelques jours à peine après un violent envahissement de terrain, survenu à quelques kilomètres de là, par plusieurs dizaines de personnes armées de battes de baseballMédias et politiques dénoncent dans la foulée "un climat de violence grandissant" dans le football, alors qu'un dirigeant du PSG est sanctionné pour avoir bousculé un arbitre. Mais Nicolas, lui, assure qu'il va continuer à arbitrer, "avec encore plus de conviction".

Foot : deux arbitres agressés dans le Va-de-Marne (France 2 / Le Parisien)

Plus de six mois après les faits, les certitudes ne sont plus les mêmes. "Il a eu la trêve pour se reposer et il a voulu arbitrer à nouveau à la reprise, explique Renaud Hocq, président de l'UNAF 94, l'association des arbitres de foot du Val-de-Marne, à francetv info. Mais dès le deuxième match, ça s'est très mal passé, on a vite vu qu’il n'y arriverait pas. Le traumatisme a ressurgi." Nicolas demande alors "une année sabbatique""sans arbitrage", avant d'accepter un soutien médical. "Il a été pris en charge par des psychologues de l'UNAF, détaille Renaud Hocq. On n'a pas encore de date pour le procès [de ses agresseurs], et d'ici là, on le protège des médias, parce qu'il est encore trop fragilisé pour en parler."

Joffrey, 28 ans, l'arbitre en colère

Ceux qui le connaissent bien l'appellent affectueusement "Jojo". A 28 ans, Joffrey Calvet est une tête connue du monde du basket français. Arbitre officiel depuis l'âge de 13 ans, il a officié en championnat de France, y compris chez les professionnels, pendant plus de dix saisons. Une passion conjuguée au passé car Joffrey n'arbitre plus. Du tout. A cause d'un incident survenu le 9 février 2013 à Tulle, en Corrèze, lors d'un match de National 3. Comme le raconte La Montagne, un joueur qu'il venait de sanctionner s'est jeté sur lui pour le frapper violemment, créant une vive émotion dans un sport jusqu'ici peu habitué à ce genre d'extrémités.

Joffrey s'en est tiré avec une entorse des cervicales, mais surtout un dégoût pour son sport. "J'ai repris le sifflet pour un match de jeunes, explique-t-il à francetv info. Mais à la première réflexion, j'ai craqué et je n'ai pas pu continuer." Pour cet éducateur sportif travaillant pour la ville d'Albi (Tarn), cette impossibilité d'exercer sa passion est un bouleversement. "A l'adolescence, pour pouvoir m'investir à fond dans mon rôle d'arbitre, j'ai choisi de ne pas continuer mes études. Aujourd'hui, j'ai 28 ans et tout ça est remis en cause. Tout a changé. Le samedi, je reste chez moi, et entre 19 heures et 22 heures, je ne suis pas facile à vivre. Je me dis, 'Là je devrais être en train de m'échauffer, de préparer mon match...' J'ai perdu mon équilibre."

"Arbitrer une dernière fois"

Le ressentiment vis-à-vis de son agresseur est perceptible, mais il refuse d'en parler. Pas par pudeur, mais parce que l'affaire n'a pas encore été jugée. Mais c'est sans retenue qu'il reporte sa colère sur sa fédération, la FFBB. D'abord parce que, selon lui, la justice disciplinaire n'a pas rempli son rôle. Son agresseur "a pris deux ans de suspension, alors qu'au rugby ou au foot, c'est suspension à vie !" Contacté par francetv info, Yannick Supiot, président de la commission de discipline de la fédération, estime quant à lui que "ce dossier a été traité avec beaucoup de soin, pendant une audition (PDF) qui a duré cinq heures". "La décision ne justifie pas le geste, mais le joueur a reconnu ses torts et s'est expliqué, faisant ressortir des conditions particulières."

Mais ce qui agace le plus Joffrey Calvet, c'est le manque de soutien des instances dont il estime avoir été victime : "La fédé a voulu tasser les choses. Nous, on voulait médiatiser l’affaire, mais la fédé a dit : 'Laisse-nous gérer'. Finalement, rien n’est sorti et je me suis retrouvé seul. Ils ont même refusé de se porter partie civile au procès alors qu'ils perdent un salarié dans l'histoire. Ils ne voulaient pas faire de vagues : l'équipe de France allait être championne d’Europe, ce n'était pas le moment de donner une mauvaise image du basket."

Mais Joffrey ne compte pas pour autant se recroqueviller sur lui-même. Echaudé par la commission de discipline, il craint un peu le procès mais compte bien se faire entendre. Et pour l'arbitrage, pas question, là encore, de subir les choses : "Arbitrer à nouveau ? Au moins une dernière fois, oui, c’est sûr. Pour terminer quand je le décide. C’est pas à lui [son agresseur] de décider quand j’arrête."

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