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Transsexualité, transidentité : un tabou français ?

Alors qu'a lieu, le 17 mai, la 10e Journée mondiale contre l'homophobie et la transphobie, la communauté trans reste peu visible en France et a du mal à faire entendre ses revendications. Spécialiste des transidentités et femme trans elle-même, la chercheuse Karine Espineira explique ces difficultés.

Article rédigé par Louis Boy - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Le cortège de l'Existrans, une marche annuelle pour les droits des personnes trans et intersexe, à Paris, le 20 octobre 2012. (FRANÇOIS GUILLOT / AFP)

Depuis dix ans, le 17 mai est la date de la Journée mondiale contre l'homophobie et la transphobie. Ce dernier terme désigne les discriminations et violences à l'encontre des personnes trans, dont l'identité de genre diffère du genre qui leur a été assigné à la naissance. Mais tandis que le terme de "genre" et les questions qui l'entourent sont désormais familiers du grand public, et que les revendications des homosexuels sont au cœur du débat politique, les demandes des personnes trans sont bien moins audibles.

Pour comprendre le manque de visibilité des personnes trans en France et le tabou qui les entoure, francetv info a interrogé Karine Espineira, chercheuse à l'université de Nice-Sophia Antipolis. Spécialiste de la représentation médiatique des transidentités, elle est aussi la première personne s'identifiant comme trans à avoir obtenu le grade de docteur en France.

Francetv info : La question trans est-elle le dernier vrai tabou concernant les questions de genre en France ? Pourquoi ce sujet est-il si peu familier du grand public ?

Karine Espineira : Dans les sociétés occidentales, on fonctionne depuis très longtemps sur le modèle traditionnel d'une différence du genre binaire : il y a les hommes, les femmes, et rien d'autre. Et d'un coup, en une ou deux générations, le grand public voit arriver des personnes trans, qui leur disent qu’il n’y a peut-être pas que des hommes et des femmes au sens biologique du terme. C'est une révolution qui doit se faire dans les esprits. On voit, dans les récents débats autour du genre, que cette question reste très polémique, et fait peur aux gens. Les personnes trans fascinent autant qu'elles effraient, parce que, quelque part, elles démontrent par leur existence quelque chose que beaucoup de gens pensaient indémontrable.

La question est rendue d'autant plus complexe par la diversité des personnes trans et de leurs parcours. Depuis les années 1950, on a expliqué aux gens qu'il y avait les personnes transsexuelles, qui prenaient des hormones, qui se faisaient opérer, qui changeaient leur état civil. Mais, alors que le grand public pensait avoir intégré ce qu'était un parcours de vie trans, est arrivé en France depuis une quinzaine d'années un mouvement transgenre, qui explique que l'on peut vivre son genre d'une autre façon, sans forcément faire appel à la médecine. C'est encore plus déstabilisant car cela complexifie les choses.

Quelle est la part des personnes trans dans la population ? Sont-elles plus nombreuses que ne le soupçonnent la plupart des gens ?

Il est très difficile de chiffrer le nombre de personnes trans. Chacun a plus ou moins ses sources. Les derniers chiffres sont ceux d'un rapport de la Haute autorité de santé, datant de 2009, qui situe leur part dans la population entre une personne sur 10 000 et une personne sur 50 000.

En France, il y a des personnes trans absolument partout dans la société. Il m’arrive de plaisanter face à des gens en leur disant : "On est parmi vous" [rire]. Je connais des personnes dans l’éducation nationale, dans l’armée, des secrétaires, des travailleuses et travailleurs du sexe… Les profils sont très divers. Cela n'empêche pas qu’une partie de la population trans soit sans emploi, sans logement et dans une situation de précarité. Mais ce n’est plus 100% des cas. 

Parfois, des détails font qu’on détecte malgré tout certaines personnes comme étant trans tandis que d'autres restent incognito. Avant, cet anonymat était le courant dominant. Aujourd'hui, davantage de gens jouent la carte de la visibilité, ce qui est aussi permis par le changement des mentalités, aussi minime soit-il.

Comment expliquer que les gens ne s'imaginent pas qu'une personne trans puisse avoir la même vie qu'eux ? Cette visibilité accrue peut-elle aider ?

C'est lié à leur imaginaire, à des décennies d'héritage culturel, ainsi qu'à l'image de la transidentité comme une pathologie, un syndrôme psychiatrique. Il est très difficile de se défaire de la caricature. Si vous prenez des gens dans la rue et que vous leur demandez : "Qu'est-ce qu'une personne trans ?", ils vont majoritairement vous répondre : "Un travesti".

Mais une image en chasse une autre. La prolifération de représentations qui ne correspondent pas à ces clichés va forcément changer la donne. Dans un certain nombre de pays, ce qui a fait la différence, c'est aussi la visibilité, et le fait que des personnes trans se retrouvent dans des positions "de pouvoir". Montrer qu'on peut être trans prostitué comme trans avocat.

Aux Etats-Unis, l'éclosion de stars trans comme l'actrice de la série Orange is the New Black, Laverne Cox, a initié un plus grand public à ces questions. Comment expliquez-vous qu'il n'y ait pas de personnalités trans aussi visibles en France ?

C'est lié à une différence de traitement médiatique. Aux Etats-Unis, depuis les années 1990, sont mises en avant dans les médias des personnalités trans qui sont des activistes, des intellectuels, des artistes. On fait appel à une forme d'expertise de leur part, sur le reste de la société et pas seulement sur leur propre existence. Quand on invite Laverne Cox, on lui demande à quoi ressemblera la nouvelle saison de sa série, et on lui laisse une tribune pour parler de la place des minorités dans la société américaine [Laverne Cox est noire].

En France, une personne trans vient forcément raconter sa transition, on lui demandera quel était son prénom d'avant et si elle a des photos, pas ce qu'elle pense du chômage ou de François Hollande. C'est un handicap, car dans une lutte pour l'égalité des droits, être toujours renvoyé à son histoire personnelle est très disqualifiant. 

De l'extérieur, on a l'impression que les personnes trans sont en retrait au sein du mouvement LGBT. Est-ce une réalité ? Si oui, comment l'expliquer ? 

Le soutien des trans aux luttes LGBT remonte à bien avant la mobilisation pour le mariage pour tous. Du coup, beaucoup de groupes trans se sentent un peu désabusés, parce que dès qu'on parle de leurs combats, il y a beaucoup moins de monde. L'argument qui revient toujours, c'est que le combat des LGBT concerne uniquement l'orientation sexuelle, et "qu'avec les trans, c'est compliqué". Et puis je crois que, même dans les milieux LGBT, où nous avons beaucoup d’alliés, l'incompréhension et la crainte que suscitent les personnes trans existent aussi.

Les combats des personnes homosexuelles et trans semblent aller de pair, elles sont réunies dans le sigle LGBT, mais est-ce vraiment le cas si leurs relations sont si compliquées ?

Il suffit de repenser au mouvement de libération homosexuelle dans les années 1960 aux Etats-Unis pour se rappeler que l'alliance existait. Les gays, les lesbiennes et les trans défilaient ensemble. Dans une société très binaire et hétéronormée, les personnes LGBT se retrouvent sur le fait que leur orientation sexuelle ou leur identité de genre ne correspond pas aux normes majoritaires, qui finissent par être imposées de façon parfois très oppressive aux individus.  

J’ai des amies lesbiennes d’un certain âge qui ont connu les internements forcés par leur famille, et qui ont subi des électrochocs. La nouvelle génération gagnerait à se rappeler ce qu'ont vécu les personnes homosexuelles à une époque. Elles verraient pourquoi lutter ensemble n'est pas si hors de propos.

En France, les personnes désirant changer le sexe et le nom mentionnés sur leur état civil doivent, entre autres, justifier de leur identité de genre devant la justice, et avoir subi une opération stérilisante. Un parcours jugé humiliant et stigmatisant par les associationsLa possibilité de changer plus facilement de genre auprès de l'état civil, et donc sur ses papiers, changerait-elle la vie des personnes trans ?

Une texte véritablement progressiste serait un texte qui autoriserait le changement d’état civil sans intervention de la justice ou de la médecine. Ce serait vraiment la clé qui pourrait déverrouiller beaucoup de choses. Le changement d’état civil, pour les personnes qui le souhaitent, ça veut dire l’accès à la santé, à l'emploi, au logement [car beaucoup y renoncent de peur de subir des refus violents et humiliants, des propos ou des actes transphobes], la fin d’un certain nombre de discriminations administratives, que ce soit à la sécurité sociale ou au bureau de poste. Dans l'enquête sur la transphobie que j'ai menée avec Arnaud Alessandrin en 2014, on voit que ces embûches au quotidien sont extrêmement violentes pour l’estime de soi. Cela finit peu à peu par détruire les gens de l’intérieur.

Trois députés PS ont publié en octobre dernier une ébauche de projet de loi sur le sujet, qui a été très fraîchement accueillie par les associations. Les responsables politiques sont-ils trop éloignés des préoccupations de la population trans ?

Je pense que ces gens sont bien intentionnés à l’égard des personnes trans. Le problème, c'est qu'ils ne travaillent pas directement avec les associations, au sein desquelles il y a, aujourd’hui, des gens qui ont une grande expertise du débat. Les politiques se pensent tellement au-dessus de la question, quelque part, qu’ils ne font pas appel aux principaux concernés. 

De plus, je trouve qu'en France, il y a un déficit de confiance dans le citoyen. A chaque fois qu’on parle d’égalité des droits, la question que l’on se pose, c’est : "Qu’est-ce que les gens vont faire des droits qu’on va leur donner ?", en sous-entendant toujours que certains vont en abuser. Pourtant, un certain nombre de pays ont légiféré de façon très progressiste sur la question, et ça marche. L’Argentine n’est pas devenue un pays sans foi ni loi où les gens changent de genre n’importe comment et pour n'importe quelle raison.

Dans le climat politique actuel, marqué par les débats virulents autour du genre et du mariage pour tous, peut-on imaginer une loi dans les années à venir ?

Ce qui est sûr, c'est que les débats sur le mariage pour tous ont fait beaucoup de mal. Aujourd'hui, les politiques qui voudraient présenter des projets ont peur du qu'en-dira-t-on. Ils anticipent les réactions et choisissent l'autocensure, en se disant que, sinon, ils auront la Manif pour tous ou Civitas sur le dos. 

A mon avis, s’il n’y a pas eu de proposition aboutie depuis le début du mandat de François Hollande, c’est que le gouvernement actuel a peur de mobiliser à nouveau, et encore plus fortement, ces mouvements. Si Hollande est réélu, osera-t-il se prononcer une nouvelle fois en faveur d'une simplification du changement d'état civil ? Ses adversaires pourraient-ils l'envisager ? Quel que soit le côté qui l'emporte, pour l’instant, ça me semble mal parti. Très sincèrement, je souhaite que les événements me donnent tort.

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