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Loi sur la prostitution : les "traditionnelles" de la rue Saint-Denis veulent travailler "en paix"

Le Sénat a débuté, lundi, l'examen d'une proposition de loi contre la prostitution. Le délit de racolage et la pénalisation des clients sont au cœur des débats. 

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
La rue Saint-Denis, à Paris, lundi 30 mars 2015, où les prostituées sont opposées à la pénalisation des clients. (F. MAGNENOU / FRANCETV INFO)

Maryse* bouquine devant un immeuble de la rue Saint-Denis, à Paris, lunettes grises et manteau léopard sur le dos. Elle est plongée dans Héloïse, ouille !, le dernier livre de Jean Teulé. "Il est hard, celui-ci. C'est pas pour les bonnes sœurs", sourit-elle. Ces temps-ci, les clients sont plus rares – "une ou deux passes par jour, parfois rien". Autant dire qu'elle redoute l'amende de 1 500 euros évoquée dans la première mouture de la proposition de loi contre la prostitution, examinée en première lecture au Sénat, à partir du lundi 30 mars.

"Un habitué m'a dit qu'il ne viendrait plus"

Adopté en 2013 à l'Assemblée nationale, ce texte prévoyait d'abroger le délit de racolage et d'instaurer la pénalisation des clients. Mais le Sénat a changé de majorité en septembre, tout comme la commission spéciale chargée du dossier. Le délit de racolage a été réintégré dans le texte et l'amende, d'abord évoquée, a finalement été supprimée.

Mais qu'importe. "Certains clients pensent que l'amende est déjà en vigueur. Après plusieurs années, un habitué m'a dit qu'il ne viendrait plus, c'était trop risqué." Maryse est imposée dans la catégorie des bénéfices non commerciaux, en fonction de ses revenus. Chaque matin, elle fait 60 km pour venir à Paris. Son équilibre financier est déjà précaire. "Je ne sais pas si ça vaut le coup de continuer si l'activité n'est plus rentable. Par exemple, les hommes mariés hésitent de plus en plus."

Tandis que certaines prennent un peu de recul – "rien à foutre" –, d'autres confient leur inquiétude. "On en parle entre nous et oui, on a peur, lâche Tania, 57 ans, dans une rue adjacente. C'est une atteinte à la vie privée : on empêche les gens de tirer leur coup. Et les handicapés, les hommes seuls, les veufs ? DSK va voir des call girls mais il fait comment le petit ouvrier ? On tape toujours sur les plus faibles." Elle aussi redoute une baisse du nombre de clients. "Moi je veux bien arrêter de travailler et de payer mes impôts. Mais qui va payer mon loyer ? Et qui va payer les études des enfants ?"

Et puis, selon elle, la pénalisation du client présente un autre risque. "Comme le mec va se dire qu'il prend plus de risques, il va croire qu'il a le droit de demander des choses plus dures, d'avoir le beurre et l'argent du beurre." En bref, les clients les plus "corrects" risquent de déserter la rue. "C'est sûr, cela va dégrader le milieu", résume-t-elle, furieuse contre une "loi sans queue ni tête".

"Quand l'Etat aura besoin d'argent, il viendra nous aligner"

"Ce n'est pas ça qui a dégradé les conditions, c'est l'époque, l'air du temps", nuance Julie, une grande blonde à lunettes, rue Saint-Denis. "C'était mieux sous Chirac : il aimait boire, manger et on nous foutait la paix, ajoute-t-elle, avec l'approbation d'une autre femme, blottie dans l'ombre d'un hall. Hier, à la télé, ils ont montré des filles devant des webcams qui font tout ce que demande le client. Il y en a qui se font du fric."

Dans ce quartier très animé, les prostituées se mêlent aux livreurs et aux vendeurs de textile. Après plus de vingt ans d'exercice, Hélène s'inquiète plus du maintien du délit de racolage. Alors qu'il existe depuis 2003, elle reconnaît ne jamais avoir été verbalisée. "Les policiers m'ont embarquée un million de fois, mais je n'ai jamais eu de PV." Mais elle craint que les choses évoluent. "Les autorités vont faire comme avec la fourrière. Quand ils auront besoin d'argent, ils viendront nous aligner." Rue Ponceau, une autre prostituée est encore plus en verve. "Après les prisons, les hôpitaux, on a failli avoir les maisons closes. Parce que quand c'est l'Etat qui contrôle et peut se faire de l'argent, là il est d'accord !"

"La loi va fragiliser celles qui sont vraiment dans la merde"

"Vous savez, la loi ne vise pas vraiment les prostituées de la rue Saint-Denis", reconnaît Julie. Les "traditionnelles" se disent indépendantes. Le plus souvent françaises, elles ne représentent que 20% des prostitué(e)s du territoire, selon l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains.

Et pour les autres ? Le texte de loi n'aura aucune incidence sur les réseaux de proxénétisme, selon la prostituée de la rue Ponceau. "C'est comme dans la drogue, où les gros trafiquants ne sont jamais atteints. Certains proxénètes achètent des appartements pour y faire travailler les filles, souvent originaires de l'Est, puis les font voyager d'un pays à l'autre" pour échapper aux contrôles.

Une "traditionnelle" explique que dans le quartier, certaines réalisent leurs passes dans des couloirs. Au bois de Boulogne, les prostituées travaillent dans l'insécurité, parfois sans titre de séjour. Dans l'est parisien, "les marcheuses" chinoises sont contraintes de se prostituer "pour manger et pour rembourser les passeurs". En pénalisant davantage les prostituées et les clients que les proxénètes, les prostituées interrogées estiment que la loi "va fragiliser encore un peu plus celles qui sont dans la merde."

(*) Tous les prénoms ont été modifiés dans l'article

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