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Le racisme s'est-il décomplexé en France ?

Article rédigé par Camille Caldini - propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
La garde des Sceaux, Christiane Taubira, assiste à une assemblée générale du Conseil national du barreau, à Paris, le 4 octobre 2013. (JOEL SAGET / AFP)

Après les insultes racistes adressées à Christiane Taubira, comparée à une "guenon", francetv info a interrogé le sociologue Michel Wieviorka.

Insultes, cris de singe, bananes agitées… Christiane Taubira a récemment essuyé des attaques racistes de la part d'une candidate FN puis d'une très jeune manifestante, présente dans un rassemblement contre le mariage pour tous. En réponse, la garde des Sceaux s'est inquiétée du "relâchement public", et a dénoncé la "pensée mortifère" du Front national. Dans Libération, mercredi 6 novembre, elle fustige "une attaque au coeur de la République".

Francetv info a interrogé Michel Wieviorka, sociologue et auteur de La France raciste (Editions du Seuil, en 1992) et de Le Front national, entre extrémisme, populisme et démocratie (Editions de la Maison des sciences de l'homme, en 2013).

Francetv info : Comment expliquer les insultes envers Christiane Taubira, qui a par exemple été comparée à une "guenon" dans une manifestation ?

Michel Wieviorka : Un palier incroyable a été franchi. On est dans un univers où la parole grossièrement raciste se libère, en public. On en arrive à des événements d’une extrême gravité. Mais dans le cas de Christiane Taubira, il ne s’agit pas uniquement de racisme. La ministre de la Justice forme un tout, dans l’opinion. C’est une femme, elle a sa couleur de peau et elle incarne une action politique qui divise. Cela fait d’elle une cible parfaite pour ceux qui veulent en même temps exprimer des idées racistes et critiquer la politique gouvernementale. Peut-être qu’à un autre ministère, moins important, elle aurait été moins attaquée.

Qu’est-ce que cela signifie ?

Cela veut dire que le vieux racisme n'est pas mort, contrairement à ce que l'on a pu croire dans les années 1980-90. On croyait alors que le racisme avait cessé d’être physique, pour devenir plus subtil, discret et prendre un tour culturel. Là, on retrouve le racisme colonial, le "Y' a bon Banania". C'est terrifiant. C'est un choc moral. Le vieux racisme, c’est le mépris colonial pour les Noirs, la haine pour les Arabes et l’antisémitisme, pour résumer. La haine des Arabes s'est muée en racisme religieux, que l'on appelle islamophobie.

L'antisémitisme a aussi évolué, il ne s'exprime plus dans les mêmes milieux, mais il n'a pas davantage disparu. Le mépris des Noirs, exprimé publiquement, était jusqu’à récemment plus ou moins cantonné aux terrains de foot, mais les responsables ont pris le problème à bras le corps [des condamnations ont été prononcées et la Fédération française de foot communique régulièrement sur le sujet].

Le racisme se serait-il décomplexé, pour s'exprimer ainsi en public ?

Il ne s'est pas particulièrement décomplexé. Les personnes qui tiennent ce type de propos racistes se considèrent comme vertueuses. Elles n'ont donc pas de complexes, puisqu'elles prétendent défendre des valeurs et une certaine conception de la société et du vivre-ensemble. Le racisme a trouvé une ouverture dans l’espace public, grâce au contexte politique. La montée actuelle du FN ouvre cet espace, même s’il prétend le combattre, en suspendant la candidate qui a comparé Christiane Taubira à un singe.

Il faut accepter l’idée que le FN prospère dans la tension entre sa logique de force politique, qui se veut responsable, et sa logique sulfureuse. Ce parti n’est pas embarrassé d’être à la fois celui qui ouvre l’espace à des expressions de racisme et celui qui prétend incarner la République. Je pense, en outre, qu'internet a offert un espace intermédiaire, ni vraiment public, ni vraiment privé, dans lequel beaucoup de choses se sont libérées, pour le meilleur et le pire. L’expression libre sur le web a servi de marchepied.

Le Monde écrivait en 2012 que "depuis 2010 et le discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy sur l'immigration, les Français se montrent de plus en plus intolérants"...

Je ne crois pas que l'agenda présidentiel explique l'agenda raciste. Il crée seulement des conditions plus ou moins favorables. Il y a une évolution générale de la société, qui a tendance à l’ethnicisation et à la racialisation. Avant de se voir en terme de classes sociales, la France se voit maintenant en termes de groupes religieux, de groupes ethniques. A partir du moment ou une société comme la nôtre se fragmente ainsi, elle ouvre la voie au racisme.

Comment peuvent agir le gouvernement et les partis républicains ?

On sait maintenant que ce racisme-là n’a pas disparu, et qu'il est susceptible de se redéployer. C'est valable dans toute l'Europe et cela ne s'explique pas uniquement par la crise économique. La preuve avec le manifeste xénophobe d'Anders Breivik, l'auteur de la tuerie d'Utoya, en Norvège. Même dans un pays prospère, le racisme prospère. Son évolution dépendra de la capacité de notre système politique et éducatif à le combattre. Le plus urgent, c’est de rappeler avec fermeté le refus du racisme. Par la suite, il y a plusieurs niveaux d’action. Un niveau immédiat : on a des lois et des instruments qui permettent de combattre directement la parole raciste, qui, il faut le rappeler, est illégale. En profondeur, il va enfin falloir trouver les outils pour le combattre à long terme. C'est la tâche la plus compliquée.

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