Cet article date de plus de neuf ans.

Beyoncé, Emma Watson, Pharrell : les féministes ont-elles vraiment besoin des stars ?

2014 est peut-être l’année des féministes. Dans la pop culture au moins, où le terme s’est propagé aussi vite qu’une chanson inédite de Queen B. Mais il n'est pas certain que ce soit une bonne nouvelle pour le féminisme.

Article rédigé par Camille Caldini
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
La chanteuse Beyoncé, sur la scène des MTV Video Music Awards, en Californie, le 24 août 2014. (PAT BENIC / NEWSCOM / SIPA)

Soudain, le féminisme est devenu très cool. Il s’étale en capitales lumineuses derrière Beyoncé, sert de leitmotiv au magazine Causette, s’incruste sur la couverture glacée de Grazia. En interview, plus aucune actrice n’échappe à la question "êtes-vous féministe ?" et les célébrités qui, il y a peu, se tenaient ostensiblement à l’écart du féminisme, qu’elles jugeaient "trop clivant", "trop radical", "trop" en général, l’embrassent désormais volontiers. En quelques mois, même Taylor Swift a changé d’avis sur la question.

Le féminisme s’installe tranquillement dans la culture populaire. Si l’on en croit Google Trends, entre janvier 2013 et novembre 2014, le nombre de recherches du terme "feminism" a doublé. Avec un pic au moment du discours d’Emma Watson au siège de l’ONU, fin septembre. Mais est-ce vraiment une bonne nouvelle pour les féministes ?

Oui, c’est une preuve que le féminisme peut être glamour

Ceci est un message adressé à ceux qui verraient encore les féministes comme des sorcières aigries et velues, réunies pour hurler leur détestation des hommes : le féminisme peut être glamour. "Il l'est (…) quand Beyoncé fait éclairer la scène de son mégalo-show d'un 'Feminist' en capitales glitter, qui met un mot bien plus politique sur l'ambition des femmes que le gentiment guilleret 'girl power'…", écrit la blogueuse Marie Donzel sur Ladies & Gentlemen.

Pour diffuser les idées féministes, l’actrice Emma Watson, 24 ans, révélée dans la saga Harry Potter avant d’être diplômée de la prestigieuse université Brown, est aussi une ambassadrice de choix, qui n’a pas volé sa standing ovation à l’ONU. "Elle est exactement ce dont le féminisme avait besoin", écrit le Telegraph (en anglais). Comprendre : l’énergie de la jeunesse et la beauté, surtout. Elle n’est plus une enfant-star, elle est une jeune femme que l’on a le droit de trouver attirante.

Alors pourquoi ne pas utiliser cette imagerie sexy pour diffuser un message féministe ? C’est ce qu’a fait Jennifer Lawrence en posant à demi-nue dans une piscine, en une du Vanity Fair américain, dont le glamour est la marque de fabrique. L’actrice y clame au passage "mon corps, mon choix", devise féministe s’il en est. Ainsi, elle reprend le contrôle de son image et fait la nique aux internautes indiscrets, après le piratage de ses photos intimes.

Non, les féministes préfèrent les idées aux paillettes

Au risque de paraître rabat-joie, freinons ce grand élan d’enthousiasme. Qu’ont inventé ces jeunes femmes branchées ? Emma Watson fait doucement rire les militants féministes quand elle invite les hommes à se battre pour l’égalité des sexes. Comme s’ils n’y avaient jamais été conviés. Il y a toujours eu des hommes parmi les féministes, dès la fin du XIXe siècle. Pas dans tous les mouvements, ni peut-être dans les associations les plus visibles, mais ils ont toujours eu une place.

Beyoncé ? A part un joli fond de scène et quelques gentils textes vaguement antisexistes, que fait-elle du féminisme ? Ces canons parmi les canons, parfaitement taillées pour la société du spectacle, n’ont finalement rien d’autre à offrir aux féministes qu’un emballage alléchant pour le grand public.

C’est ce qui fait pester l’essayiste américaine Roxane Gay, auteure de Bad Feminist, dans une tribune publiée par le Guardian (en anglais) : "Les mouvements féministes semblent avoir trouvé une nouvelle image de marque, alors même qu’Emma Watson n’a rien dit que les féministes n’aient pas déjà répété depuis plus de quarante ans." Cette professeure d’anglais s’agace en outre "que l’on embrasse plus facilement les idées féministes quand elles sont livrées dans le bon emballage, qui inclut généralement la jeunesse, un certain type de beauté, la célébrité et éventuellement l’autodérision". On peut la comprendre.

Oui, c’est comme ça que les idées féministes avancent

C’est presque un rêve devenu réalité. Depuis des décennies, les militantes féministes tentent de convaincre la Terre entière, en particulier les jeunes femmes, d’être féministe, ou de reconnaître qu’elles le sont déjà et qu’elles peuvent s’en féliciter.

Emma Watson, merci ! Votre intervention à l’ONU a été vue au moins cinq millions de fois sur YouTube. C’est à peine croyable. Pas une seule idée nouvelle et pourtant, "si une militante anonyme avait tenu le même discours, il n’aurait pas été autant repris dans les médias", constate l’historienne Bibia Pavard, contactée par francetv info. L’appropriation des idées féministes par une personnalité "suffit à créer un phénomène de répercussion médiatique immédiat", selon elle.

Internet est une gigantesque caisse de résonance, mais là encore, rien de nouveau. Si l’on se souvient du Manifeste des 343, publié dans Le Nouvel Observateur en 1971, c’est probablement grâce à la présence de Simone de Beauvoir, Catherine Deneuve, Marguerite Duras, Jeanne Moreau, Françoise Sagan parmi les femmes qui révélaient avoir avorté. C’est, déjà à l’époque, la peopolisation d’un sujet éminemment politique qui permet à ce texte d’entrer dans l’histoire et de marquer plusieurs générations de femmes, et probablement d’hommes.

Non, elles ne servent pas le féminisme, elles l’utilisent

"En 2014, le féminisme est aux popstars ce que le sexe était aux rockers de 1964 : rien de très neuf, mais soudain c’est électrisant", écrit le magazine Time (en anglais). En plus des artistes citées plus haut, une poignée d’autres prétendants, dont Miley Cyrus, Pharrell Williams ou Lorde, réclament aussi leur badge de féministe. Difficile de croire que c’est le hasard, ou l’intime conviction, qui pousse ces personnalités à brandir simultanément cette bannière. 

C’est que Beyoncé, la plus emblématique, a ouvert une brèche. Dans son dernier album, dévoilé par surprise en décembre 2013, elle aborde les dangers des injonctions à la beauté assénées aux petites filles et interrompt une chanson avec un texte de la féministe nigériane Chimamanda Ngozi Adichie. Elle déclenche ainsi un torrent d’articles louant et interrogeant son engagement féministe, parfois sur des sites d’information peu enclins à décortiquer la pop culture, touchant ainsi une audience qui se détournait jusque-là de ses tubes r’n’b, aussi dansants soient-ils.

D’où les doutes sur sa sincérité. Annie Lennox, moitié du duo Eurythmics et féministe de longue date, qualifie Beyoncé de "feminist lite" ("féministe light"). "Je suis désolée mais à mes yeux, c’est purement symbolique (…). J’aimerais m’asseoir avec elle et en parler, entendre ce qu’elle pense profondément", dit-elle à PrideSource (en anglais). "J’en vois beaucoup qui prennent ce mot en otage, et l’utilisent pour faire leur propre promotion, ajoute-t-elle, c’est pratique, ça a l’air génial et radical, mais cela me pose problème."

Oui, elles prouvent qu’il y a mille façons d’être féministe

Une des patronnes de Facebook, Sheryl Sandberg, a bien essayé de publier un petit manuel de la parfaite féministe, en 2013, avec son livre En avant toutes (Lean in, en anglais), qui prétendait inciter les femmes à "se bouger" pour leur carrière. Mais l'ouvrage a été jugé culpabilisateur par nombre de féministes et de chercheuses en sciences politiques.

Or l’heure n’est plus à la leçon de morale. En 2014, s’il faut retenir un nom, que vous n’aviez peut-être jamais entendu ou lu, c’est celui de Roxane Gay, auteure de Bad feminist. Time a décrété que 2014 serait l’année Roxane Gay, tandis que Les Inrocks reprennent les grandes lignes de son essai pour expliquer à leurs lecteurs "pourquoi il faut être une mauvaise féministe". En résumé, Roxane Gay explique que remuer sur les titres sexistes de Robin Thicke ou Kanye West n’est pas incompatible avec le féminisme et qu’elle ne peut pas être une féministe parfaite parce qu’elle n’est pas un être humain parfait. Par conséquent, toute forme de féminisme est imparfait.

C’est pourquoi reprocher à Beyoncé de danser les fesses à l’air, à Lena Dunham, créatrice de la série Girls, de laisser retoucher ses photos par le magazine Vogue, à Emma Watson de ne pas être titulaire d’un doctorat en études féministes, est absurde. Parce qu’il n’existe pas un féminisme, mais des féminismes, comme l’explique l’historienne Bibia Pavard dans un entretien à francetv info, et que la critique ne doit pas automatiquement mener au blâme. Et parce qu'être une mauvaise féministe, c'est déjà être féministe.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.