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Ukraine : dans le train de l'exode

REPORTAGE| Mathilde Lemaire, envoyée spéciale en Ukraine, nous fait partager son périple de Donetsk, dans l’Est du pays, à Kiev, la capitale. Un voyage en train, l’aéroport étant devenu le théâtre d’affrontements meurtriers entre séparatistes et soldats pro-ukrainiens depuis lundi. Parmi les passagers, beaucoup fuient les zones de combats pour trouver refuge plus à l’Ouest.
Article rédigé par Mathilde Lemaire
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
  (Comme au temps de l'Union Soviétique, chaque wagon est dirigé par une "hôtesse" qui contrôle les billets, vérifie les compartiments et vend quelques boissons, gâteaux secs, sandwichs © Radio France/Jean-Marie Porcher)

Six heures du matin. Fin du couvre-feu. Le soleil  est levé depuis longtemps sur la gare de Donetsk. Des murs blancs. Un dôme doré. C’est ici, près de ce majestueux bâtiment, que deux civils ont été tués lundi, pris au milieu des combats. Ce matin, des passagers se massent sur le quai. Le haut-parleur appelle tout le monde à monter à bord. On devine des séparations douloureuses. La locomotive qui tire cinq wagons rouges démarre bruyamment. Destination Kiev. L’atmosphère à bord est lourde, mais les hôtesses ne changent pas leurs habitudes. Elles servent du thé chaud dans de grandes tasses en étain. Les compartiments sont tous couchettes. Au sol, des tapis orientaux.

Ina, 27 ans est en train d’allaiter son bébé en "seconde". Elle et son mari ont les larmes aux yeux. Leur fils aîné de 3 ans les regarde interrogatif. Pour Ina, ce départ est une fuite. "On habite près de la gare. Lundi ça a été l’enfer. Il y avait des tirs partout. On a dû se cacher sous les meubles. Pas question de revivre ça. Alors avec mon mari, on a fait nos valises, on a pris l’essentiel – surtout des habits, et nous voilà dans ce train.  Mon frère qui habite Kiev va nous accueillir. On sera serré dans une petite chambre. Mais on pourra sortir sans peur, dormir normalement" , explique la jeune maman. "Je ne rentrerai à Donetsk que quand le calme sera revenu. Jamais je n’aurais cru devoir fuir ma maison comme mon arrière grand-mère en 40. Rendez-vous compte : au 21ème siècle !"  s’emporte-t-elle.

 

  (Sur le quai de la gare de Donetsk, en attendant le train pour Kiev © Radio France/Jean-Marie Porcher)

 

Un trajet de onze heures

A travers la vitre, les paysages défilent : les usines de l’Est, puis les steppes, les forêts, les vaches, les petits villages. Qui pourrait dire en contemplant cette verdure paisible que ce pays connait une guerre civile ? Sur les billets, il est écrit que le train arrivera à Kiev à 14h17, mais Vania le contrôleur prévient "En réalité, ce sera plutôt 17 heures". "J’ai vu l’ambiance vraiment changer ces dernières semaines sur cette ligne" , commente le fonctionnaire. "C’est tendu. Les gens qui voyagent sont de plus en plus des gens qui fuient la région", ajoute-t-il. "Et puis maintenant qu’il n’y a plus d’avions, tout le monde veut prendre ce train. Il est tout le temps plein. Par contre, plus question de passer par Slaviansk, il y a trop de tirs, trop de danger. Alors on fait un long détour par Pavlograd. Cela nous rallonge de trois heures, mais au moins pas de risque de violences".   

Cela faisait plusieurs jours qu’on ne croisait plus d’enfants dans les rues de Donetsk. La ville et notamment les quartiers proches de la gare et de l’aéroport sont devenus trop dangereux.  Dans ce train, ils sont en revanche très nombreux. Ces enfants vivent un exode contraint, mais semblent trop jeunes pour en avoir conscience. Ils rient, s’amusent dans les couloirs du train, redonnant le temps de quelques jeux un brin de légèreté à des adultes très préoccupés. Anastasia ne quitte pas son petit garçon des yeux. Cette trentenaire aux cheveux noirs, très apprêtée, a un niveau de vie assez élevé. Elle s’est installée avec une amie en première classe. Cette mère solitaire est angoissée par ce voyage mais la situation à Donetsk l’affolaient plus encore.

"C’est pour nos enfants qu’on part" 

"Je ne sais pas quel traumatisme psychique cela peut provoquer sur un enfant de 8 ans de voir des hommes cagoulés, d’entendre des obus. Je ne préfère pas l’imaginer" , dit Anastasia. "C’est difficile , ajoute-t-elle, car nous avons laissé nos maris. Ils sont chefs d’entreprise. Eux ne peuvent pas tout quitter comme ca. Pour le moment, nous allons à Mirgorod, une ville thermale à 300 kilomètres. On va se poser dans un hôtel pour nous remettre de nos émotions. On part pour une semaine peut-être… Un mois… On ne sait pas, en fait ! Si ca ne s’arrange pas, on partira peut-être à l’étranger" .

Le train s’arrête. Ce sera une de ses rares haltes : Poltova. Des passagers jettent un œil rapide par la porte d’un wagon. Ils font remarquer qu’ici, il n’y a plus d’hommes armés, plus de risque d’entendre résonner les kalachnikovs. Au fur et à mesure que le train file vers l’Ouest, les visages se décrispent. Iouri, la quarantaine, a l’habitude de sillonner le pays pour ses affaires. Il vend des logiciels informatiques. Il avait acheté un pied à terre à Donetsk. Cela se révèle être une très mauvaise affaire. "Chaque jour le prix de mon appartement baisse de 10%. Je l’ai payé 40.000 dollars. Il ne vaudra bientôt plus rien. Je ne vois pas comment je pourrais le revendre. Qui veut acheter à Donetsk avec ces événements ? De manière générale, si des négociations de paix ne sont pas engagées très vite, la ville sera bientôt invivable, et l’économie régionale complètement sinistrée. Tout ça a déjà  des conséquences catastrophiques pour les entreprises" , explique le jeune patron.

 

  (De nombreuses familles prennent le train avec leurs enfants, seul moyen sûr de quitter Donetsk © Radio France/Jean-Marie Porcher)

 

"A l’amour et à la paix !"

Le voyage est long. Les hôtesses préparent des sandwichs au fromage. Et quand il n y a plus de commandes elles soufflent un peu. On les entend rire dans le compartiment-cuisine au bout du wagon. C’est Natalia -  uniforme et cheveux roux tressés - qui fait des blagues pour amuser ses collègues. "C’est l’humour qui nous aide à tenir, c’est le rire qui nous sauvera toujours dans des circonstances si difficiles. Moi avec ce qui se passe, je m’inquiète pour mon mari et mes enfants qui restent à la maison quand je pars travailler. Heureusement dans ce train, on a créé comme une deuxième famille entre collègues. Nos liens sont très forts" , confie la jeune femme.

Son amie Albina vient d’allumer de la musique pour chanter et danser un instant, histoire d’oublier les violences survenues ces dernières semaines dans la région. Jean-Jacques Goldman n’en reviendrait pas. C’est bien sur une de ses compositions que les hôtesses chantent. "Elle s’appelait Sarah…. Comme toi, comme toi" , fredonne Natalia avec un accent russe très prononcé. Serguei l’électricien arrive et ouvre une bouteille de faux Cognac produit en Crimée. Un moment hors du temps dans ce train de l’exode. "Allez levons nos verres… On trinque à l’amour et à la paix!" , lance Natalia suivie dans le geste par ses collègues.

La joie sera de courte dure. A peine une heure plus tard, elle reçoit un coup de fil de Slaviansk, bastion des insurgés. Une explosion est survenue. Un de ses amis a été tué. L’équipage sous le choc de cette nouvelle affiche une triste mine au moment où le train arrive en gare de Kiev. Le train repartira moins de dix minutes plus tard, pour Donetsk. C’est parti pour onze heures de trajet de nouveau. Tous les passagers, eux, sont descendus. Terminus Kiev : une ville en paix. La fin d’un périple entre deux univers, deux régions, presque deux pays. 

 

  (Donetsk-Kiev, onze heures de voyage pour fuir les combats © Radio France /Jean-Marie Porcher)

 

 

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