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RECIT FRANCEINFO. Warren ou l'Amérique désenchantée : comment une petite ville de l'Ohio a basculé d'Obama à Trump

Marie-Adélaïde Scigacz le jeudi 19 janvier 2017

Une rue de Warren (Ohio, Etats-Unis), le 13 janvier 2017. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

"Euh, eh bien… Bienvenue à Warren, Ohio ?" Quand la réceptionniste d’un hôtel vous souhaite la bienvenue d'un ton interrogatif, vous savez que vous n’êtes pas dans un haut lieu du tourisme américain. Warren, capitale du comté de Trumbull, dans le nord-est de l’Ohio, dispose pourtant de quelques musées historiques, d’un joli parc le long de la rivière Mahoning, de bâtiments officiels massifs et coquets, rassemblés dans le centre-ville. Dans une ruelle étroite, coincée derrière un parking vide, on peut même y voir les "baguettes de batterie les plus grandes du monde", exposées là en hommage à Dave Grohl, ancien batteur du groupe Nirvana et natif de la ville. Bref, une cité à l’intérêt limité, si elle n’était pas devenue un symbole : celui d’une Amérique usée qui voit en Donald Trump la possibilité d’une renaissance.

La ville est pourtant un bastion démocrate depuis les années 1930, à une exception près, un vote pour Richard Nixon, en 1974. Rendez-vous compte : il y a huit ans, Barack Obama avait été plébiscité à 60% dans le comté, quand son rival républicain de l'époque, John McCain, devait se contenter de 37,6%. La commune et ses environs ont rompu avec la tradition en novembre, en  adhérant à 51,2% aux promesses du milliardaire new-yorkais, contre seulement 44,8% pour Hillary Clinton. Cette victoire a contribué à porter le candidat des républicains en tête dans cet Etat-clé, quasi essentiel à la conquête de la Maison Blanche. Le résultat a beau être inhabituel, il est moins surprenant qu’il n’y paraît. Bienvenue à Warren, Ohio.

L'usine ? "Elle a fermé"

Randy Law, en charge du parti républicain local, marche sur les voies de chemin de fer désaffectées de Warren, le 12 janvier 2017 (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Sur la voie de chemin de fer désaffectée, Randy Law marche lentement. "Dans les années 1930, on disait qu’il était impossible de braquer une banque à Warren, raconte Randy Law, les mains enfouies dans sa veste. Il y avait tellement de trains qui arrivaient et partaient des aciéries que les voitures étaient tout le temps coincées pendant de longues minutes aux passages à niveau", explique ce natif de la ville. Manifestement, ce temps est révolu.

Derrière lui, un immense terrain vague s’étend là où s’élevait l’usine WCI Steel, dernière mouture d’une aciérie en marche depuis 1913. Un siècle plus tard, le dernier repreneur, RG Steel, a cessé toute production. Pendant trois ans, les cheminées, les entrepôts en tôles bleu ciel et le bâtiment d’origine, un imposant bloc en briques rouges, sont restés debout derrière les grilles.

Il y a quelques mois, ils ont décidé de tout raser. C’est impressionnant, n’est-ce pas ? Ce vide, là où 2 600 personnes venaient travailler tous les jours.

Randy Law

Randy Law n’est pas un de ces ouvriers. Il possède "un petit business", répond-il sans s’attarder. Surtout, il préside l’antenne locale du parti républicain, le Grand Old Party (GOP). Et pour lui, la victoire de Donald Trump dans le comté représente une opportunité unique de construire sur un tout autre genre de terrain vague : le GOP local, jusqu’alors insignifiant, incapable de présenter le moindre candidat dans cette région emmenée par de puissants syndicats.

Il s’est lui-même proposé de faire visiter Warren. Enfin, ce qu’il en reste. Au volant de sa voiture, il pointe un bâtiment : "Là, c’est l’usine GM-Packard. Elle a fermé en 2014, mais on y faisait des ampoules électriques depuis 1890 !"  De la famille Packard, reste un musée et une salle de spectacle, témoignage de son influence. Elle a employé jusqu’à 18 000 personnes dans la ville : les hommes fraîchement sortis du lycée n’avaient qu’à envoyer leur CV pour être embauchés. Ce temps est bien révolu. Désormais, pas une fenêtre de l'usine n'a été épargnée par les jets de pierres.

L'ancienne usine GM-Packard de Warren, le 13 janvier 2017. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Malgré une telle hécatombe, continue depuis le début des années 1980, le taux de chômage à Warren est à peine plus élevé que la moyenne nationale : 5,8%, contre 4,7% à l’échelle du pays. "Ah ! Ces chiffres ne signifient rien", souffle le républicain. Pourquoi ? "Parce que les gens partent, tout simplement."

Les chômeurs partent et les jeunes du coin vont à la fac et ne reviennent jamais. Pourquoi reviendraient-ils ? Ce n’est pas ici qu’ils trouveront les moyens de rembourser leurs prêts étudiants.

Randy Law

La ville ne compte plus que 40 000 âmes, contre plus de 60 000 dans les années 1960. Randy Law roule encore quelques mètres et, d’un coup de menton, désigne une maison en ruine. "Regardez ça. C’est un manoir, ça", lance-t-il en soupirant. Il faut un petit peu d'imagination pour penser que la résidence a pu être celle d’une famille aisée. Le bois de la façade est en mauvais état, la peinture bleue est décrépie et les fenêtres sont recouvertes de planches…

Comme dans la plupart des villes américaines désertées après la fermeture des usines, les maisons et commerces abandonnés se fondent dans le paysage, en attendant, eux aussi, de disparaître. D’autres habitations, parfois en plus mauvais état, sont encore occupées et, à travers une bâche crasseuse posée sur une vitre brisée, on peut apercevoir les clignotements d’un sapin de Noël. Il reste des familles – et des électeurs – à Warren. Et certains n’ont pas l’intention de disparaître sans faire de bruit.

Une maison de Warren à l'abandon, le 13 janvier 2017. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

"On n'en peut plus de Washington !"

Demandez aux habitants d’analyser ce coup de pied aux fesses donné au parti démocrate et vous obtiendrez une réponse inattendue. Ils sont plusieurs ici à citer Einstein pour justifier l'issue du scrutin.

La définition de la folie, c’est de refaire toujours la même chose, et d’attendre des résultats différents.

"Les démocrates pensaient que nous leur étions acquis. On leur a montré que non", confirme Joe Shrodek avec son accent du Midwest. Retraité des aciéries, il a voté toute sa vie pour le parti de Barack Obama, mais l’année dernière, cet habitant d’Howland, dans la banlieue de Warren, a poussé la porte du parti républicain local et a demandé à Randy Law de lui fournir une pancarte "Trump-Pence", à installer devant sa maison. Cet acte politique planté dans sa pelouse a valu à Joe Shrodek de se fâcher avec sa voisine, pro-Hillary, mais il assume. Et pour cause. "Parmi les anciens de l’usine, je suis loin d’être le seul !", glisse-t-il comme une confidence. En effet : le GOP local a fourni 10 000 pancartes au total, contre seulement 1 000 pour la campagne de Mitt Romney en 2012.

Sa femme, institutrice, a voté Clinton, mais ses deux grands enfants, dont sa fille, partie à Cleveland, ont été séduits par le discours du milliardaire. "Ici, depuis toujours, il suffit de mettre un D pour démocrate devant son nom pour être élu. Il n’y a même pas d’opposition. En 2008 et 2013, j’ai voté Obama sans réfléchir, comme tout le monde, ce n’était même pas une question. Mais il n’a pas bougé le petit doigt pour supprimer l’Alena", peste le retraité. Alena, du nom du traité d’échanges commerciaux entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique signé par Bill Clinton, "c’est un gros mot dans le coin", explique-t-il, en pointant également les accords commerciaux signés avec la Chine : "En 1975, j’ai acheté un magnétoscope 500 dollars. Deux ans plus tard, les Chinois en vendaient pour 100 dollars. Aujourd’hui, tout ce que je possède chez moi est fabriqué en Chine. J’ai une télé de la taille d’une baie vitrée ! Vous croyez qu’elle vient d’où ?" Exactement ce que Donald Trump promet de changer, en renégociant ces accords et en se protégeant de la concurrence extérieure, notamment venue de Pékin.

Joe Shrodek, retraité d'une aciérie de Warren, le 12 janvier 2017. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Peu importe les écarts du milliardaire. Son discours hostile envers les immigrés ? "On ne peut pas laisser rentrer n’importe qui dans le pays." Ses propos outranciers à l'égard des femmes ? "Ce n’est pas très fin, mais c’est comme ça qu’on parlait à l’usine." Et son équipe, qui compte des grandes fortunes et des financiers ?

S’il les a nommés, c’est qu’ils peuvent faire le job. Je ne les connais pas, mais au moins, ce ne sont pas les mêmes têtes de cons que d’habitude. On n’en peut plus de Washington !

Joe Shrodek

D’ailleurs, Joe Shrodek n’aurait jamais voté pour un "autre" républicain. Certainement pas pour Jeb Bush, le frère de : "L’essence n’a jamais été aussi chère que sous Bush !" Ni pour John Kasich, pourtant gouverneur de l'Ohio. Ni pour Marco Rubio, Ted Cruz, Ben Carson… "Ce ne sont que des politiciens, républicains ou démocrates, ça ne change rien", glisse-t-il avec une pointe de mépris. Car Warren n’a pas viré de bord. Warren a choisi Trump, "l’outsider" de la politique.

Un milliardaire "comme nous"

Dan Moore pose devant son pavillon de Newton Falls, le 13 janvier 2017. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

L'homme d'affaires n'a pourtant que peu de points communs avec les habitants du coin. Une jeunesse dorée, une fortune estimée à 3,7 milliards de dollars, une tour à son nom au cœur de Manhattan, des appartements meublés façon Versailles, une villa somptueuse à Mar-a-Lago, en Floride. Rien à voir avec les conditions de vie des classes moyennes désenchantées du comté de Trumbull. Dans le pavillon de Dan Moore, point de dorures et de marbre, mais un petit salon bas de plafond, une épaisse moquette et des murs chargés de cadres. Sans sourciller, il répond que Donald Trump "est comme nous".

Donald Trump parle comme un type normal. Mais avec de l’argent.

Dan Moore

Son pavillon de Newton Falls, village tranquille aux portes de Warren, se trouve au milieu d’une jolie allée, traversée par les écureuils qui courent d’arbre en arbre. C'est dans ce petit quartier idyllique qu'en 2008, il a fait du porte-à-porte pour vanter les mérites d’un certain Barack Obama, alors le candidat de "l’espoir" et du "changement". "Il était où quand GM-Packard est parti pour le Mexique ?" demande-t-il aujourd’hui. Le plan de relance de l’industrie automobile mis en œuvre par le gouvernement en 2009 a pourtant permis de relancer la productivité de nombreuses usines du groupe. Barack Obama est même venu à l'époque parler aux ouvriers de GM à Warren, mais cela n’a pas suffi à Dan, qui reproche tout de même au président de "n’avoir jamais tenté d’empêcher les emplois de partir". "En réalité, je me sens mal pour lui. Je pense qu’il voulait bien faire, mais il a été très mal conseillé. Il s’est retrouvé à devoir gérer des questions de politique étrangère", estime Dan, la larme à l’œil en évoquant "l’Etat islamique et ces gens qui détestent l’Amérique et viennent pour nous tuer".

Résultat : huit ans plus tard, il a fait campagne avec une casquette "Make America Great Again" vissée sur la tête. Le militant raconte comment il s’est chargé de vendre la candidature Trump aux syndicalistes locaux, lui, membre de l’Union Steel Workers depuis seize ans, lui l’ouvrier d’aciérie, au boulot tous les après-midi.

Trump, c’est un peu notre Lech Walesa.

Dan Moore

"Walesa s’est battu avec Solidarnosc pour libérer les Polonais de l’emprise de Moscou, explique-t-il. Il l’a payé durement, mais cela n’a fait que le renforcer, jusqu’à ce qu’il devienne président. Trump, lui, s’est levé seul contre Washington. Ça faisait longtemps que j’attendais un type comme ça." Une comparaison absurde ? Peut-être pas pour Donald Trump. L'homme d'affaires aurait songé à la présidence après avoir reçu le chef d'Etat polonais chez lui, dans sa villa de Floride, en 2010 : "Si un électricien polonais a pu braver les règles du Parti communiste et devenir président, pourquoi un millionnaire ne deviendrait-il pas le président de l’Amérique capitaliste ?" se serait interrogé Trump, à en croire Lech Walesa himself.

Trump, lui, voit les problèmes. Il veut que les usines restent ici, comme moi. Parce que je vais faire quoi, moi, si mon usine est délocalisée ?

Dan Moore

"Ma retraite approche et je vais devoir choisir entre me soigner et me nourrir, poursuit Dan Moore. Les gens vivotent, un chèque après l’autre, et ils ont peur." "Donnez-moi un bon job et je me débrouillerai pour me payer mon assurance-maladie moi-même, merci !" lance-t-il, taclant la réforme du système de santé de Barack Obama. Avec son expérience, ses récentes connexions dans le camp Trump et ses "compétences en économie", Dan Moore rêve toutefois d’un avenir plus faste. Et pourquoi pas à Washington ? "Je pense pouvoir apporter quelque chose", ajoute-t-il. Il caresse l’espoir – en ne touchant pour l’instant que le bois de la table de la cuisine – d’intégrer le département du Travail américain. Ses solutions ? "Le charbon propre", une technologie inaboutie, présentée par de nombreux environnementalistes comme l’archétype de la fausse bonne idée. Mais aussi "rendre les usines aux mains des salariés". Cette dernière option lui semble compatible avec la doctrine Trump et conviendrait notamment "aux supporters de Bernie Sanders qui se sont rabattus sur Trump", analyse-t-il.

Dan Moore dans son pavillon de Newton Falls, en compagnie de sa belle-fille Kelly et du fils de cette dernière, le 13 janvier 2017. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Justement, sa belle-fille, Kelly, née d’un premier mariage de son épouse, a soutenu le "socialiste" durant les primaires démocrates, avant de se rabattre sur Hillary Clinton. Dan l’appelle en passant la tête dans l’escalier, et elle descend, souriante mais débraillée, un petit garçon sous le bras. A 30 ans, elle est de retour à Newton Falls, où elle vient d’emménager avec son mari et ses deux enfants en bas âge, après dix années passées à Columbus, la capitale de l’Ohio. Ingénieure-chimiste, elle accorde quelques années à ses enfants, explique-t-elle, mais se dit impatiente de retrouver "une grande ville". Son mari travaille à Cleveland, à une heure d’ici. "Parce que grandir ici, ce n’est pas terrible. Il n’y a rien à faire, alors les ados vont se saouler dans les bois", raconte-t-elle en se rappelant ses excès passés. "Mais ça va, parce qu’après, ils partent pour la fac... où ils deviennent encore plus forts pour se saouler", plaisante-t-elle.

Kelly prend la place de son beau-père à la table de la cuisine et commente, dépitée : "Il pense, comme tous les supporters de Trump, qu’il va changer les choses." Elle préférerait voir un autre entrepreneur à la tête du pays : Elon Musk, dirigeant de Tesla et Space X. "Quelqu’un avec une vision d’aujourd’hui. Toutes ces vieilles usines n’ont plus lieu d’être. C’est triste, mais on devrait s’en réjouir : ici plus qu’ailleurs, nous avons l’espace, les bâtiments et, surtout, des gens qui savent travailler."

"Trump va sauver nos boulots ? Sérieusement ?"

Une route inondée à Warren, le 12 janvier 2017 (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Si vous voulez voir Aaron Fischer vous rire au nez, parlez-lui donc des "solutions" de Trump, le président-sauveur d’emplois attendu comme le messie. Pendant deux ans, ce jeune père de famille de 38 ans a été intérimaire à l’usine General Motors de Lordstown, à cinq minutes de voiture de Warren. L’année dernière, il a enfin décroché sa place, un vrai emploi à temps plein.

Le lendemain de l’élection, j’ai appris que j’étais viré et le jour de l’investiture, ce sera mon dernier jour de travail. Alors bon…

Aaron Fischer

Aaron Fischer rit jaune, accoudé au comptoir de Ross’ Eatery, à la fois pub et cantine pour les ouvriers du complexe GM, à quelques mètres de là. Il est 23 heures et il est passé boire une bière, entre collègues, après sa journée de travail. Tous fabriquent la Cruze, un petit modèle de Chevrolet, dont la photo s’étire en géant sur la façade de l’usine, immanquable depuis l’autoroute qui mène à Warren. Avec la chute du prix du carburant et la baisse de consommation des nouveaux SUV, les Américains ont délaissé ce petit modèle, provoquant la suppression d’une des trois tranches horaires de travail de l'usine de Lordstown. Ce vétéran de la guerre en Irak, progressiste et pro-Bernie Sanders, n’a pas assez d’ancienneté pour sauver sa place. "Mon contrat prévoit qu’on puisse me rappeler dans les cinq ans, si la production repart, comme ils l’ont fait après la crise de 2008. On va peut-être me proposer quelque chose ailleurs, dans le Michigan." Même s’il a une fille de 3 ans ici, qu’il montre fièrement sur son smartphone, il partira seul, car "il faut bien bosser".  

Peu après l’annonce des réductions d’effectifs, Donald Trump a interpellé la direction de GM sur Twitter, lui reprochant de délocaliser au Mexique. Premier concerné, Aaron ne trouve aucun réconfort dans cette démonstration de force en ligne. Au contraire.

Trump va sauver nos boulots ? Attendez, il se fait une fortune en dehors des Etats-Unis, alors il va faire quoi, se taxer lui-même ? Ah ! Le type s’entoure de gens de chez Goldman Sachs ! Sérieusement ?

Aaron Fischer

"J’ai vu beaucoup de gens dire qu’il fallait lui laisser une chance, qu’il fallait essayer. Mais si vous ne voyez pas le problème dans ce qu’il dit et avec les gens qu’il nomme, alors vous êtes aveugle", se marre Aaron, avant de porter sa main à son front, incrédule. Il s'étonne de ce qu’il perçoit comme de la naïveté de la part des ouvriers qui ont plébiscité Trump. "La mondialisation nous cause du tort ? Ben oui Donald, il se trouve que les Etats-Unis sont dans le monde, on ne joue pas tout seul dans notre coin", continue l’ancien soldat, dépité. "Dès que vous n’allez pas dans son sens, vous êtes ‘des fake news’ [fausses informations]. Alors là, au stade où j’en suis, j’espère juste qu’il ne virera pas fasciste", lâche-t-il en reprenant une gorgée de bière, avant d’imiter grossièrement le président élu pour son collègue Corry, hilare. Il se tourne vers lui et imite le phrasé si particulier du milliardaire : "Ça va être énorme ! Enoooorme !" Puis soupire : "Autant en rire."

 

Leur amie, Danielle Phillips, ouvre le bar tous les jours à 6h30, pour accueillir les ouvriers qui viennent grignoter quelque chose après leur nuit de travail. Ce soir, son rire chaleureux masque difficilement son angoisse. Cette Texane de 37 ans, installée près de Warren depuis 2001, va elle aussi perdre son travail. "Mais impose-toi, Danny ! Demande un autre horaire, ne te laisse pas faire !" insiste Aaron. Il tente de lui remonter le moral, mais elle s’agace et gémit : "Mais arrête ! Raaaaaaah, je déteste GM. Je les déteste. Je déteste tout ce qu’il se passe !" Authentique fille de la campagne, cette progressiste, qui fustige "l’individualisme" et "l’intolérance" de plus en plus en vogue dans le coin, vit dans une ferme, entourée d’animaux, et a déjà vendu deux chevaux. "Tellement j’ai peur de ne plus pouvoir manger", se plaint-elle en tirant nerveusement sur sa cigarette. "Chez moi, si un incendie ravageait ta grange, tout le monde donnait un coup de main. Mais là, ce ne sont pas mes voisins qui vont m’aider. Ils me regardent à travers les rideaux et ne prendraient même pas la peine de sortir me dire bonjour, raconte-t-elle en levant les yeux au ciel. Même une communauté, ça n’existe pas ici."

"Les gens veulent à nouveau être fiers de vivre ici"

Une rue de Warren, le 13 janvier 2017 (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

Un sentiment d’abandon, un contexte économique déprimé, un ras-le-bol généralisé, des soupçons de trahison à l’égard des politiciens traditionnels… Les raisons qui ont fait basculer le comté de Trumbull dans les bras de Trump sont nombreuses, mais la démographie n'y est pas pour rien non plus. Ici, la population est plus blanche (67%) qu’ailleurs dans l’Ohio. Le niveau d’études est aussi globalement plus bas que la moyenne de l’Etat. "'Make America Great Again' est un message taillé sur mesure pour les gens de la 'Rust Belt'", la "ceinture de rouille", référence aux friches laissées par le départ des industries du XXe siècle, explique Jennifer Campbell, directrice de campagne des démocrates de Trumbull aux dernières élections locales, organisées en même temps que la présidentielle.

Spécialisé dans les relations publiques, le bureau de cette femme pressée se trouve à quelques minutes de l’usine de Lordstown, à Youngstown, jadis connue pour son dynamisme et aujourd’hui célèbre pour son exode éclair, puisque la ville est passée de 170 000 habitants à environ 60 000 en quelques décennies. "Ici, les anciens savent ce que cela veut dire que de vivre dans une région dynamique et attractive. Ces jours sont désormais si loin qu’il n’y a plus que la génération de mes parents qui les ont connus, et ça a été un déchirement pour eux de voir la région péricliter", explique cette fille du coin.

Pour les gens de ma génération – j’ai 42 ans –, le plein-emploi avec une bonne retraite et une bonne couverture santé, ce sont des histoires que nous racontent les personnes âgées. Tous veulent à nouveau être fiers de vivre ici. Comme avant, ou presque.

Jennifer Campbell

D'un strict point de vue politique, elle comprend l’attrait des habitants pour ce message. "Trump a mené la même campagne qu’Obama en 2008 : il n’a pas dit ‘Nous allons réformer’, il a dit ‘Nous allons tout changer’, analyse-t-elle. Pour ces gens, Obama n’est pas allé assez loin. Il a un bon bilan sous bien des aspects, mais ici on mesure le succès en termes de créations d’emploi. Point final. Les gens ne sont pas en accord avec tout ce que dit Trump, mais ils ont mis tout cela de côté car là est leur critère." "Les démocrates d’un comté comme celui de Trumbull n’ont rien à voir avec les démocrates de Californie, de Floride ou du Nord-Est. Ils sont bien plus conservateurs ! On trouve beaucoup de démocrates anti-avortement ou anti-mariage gay ici", poursuit Jennifer Campbell.

De ce point de vue, Hillary Clinton a mené une campagne déconnectée localement, pense-t-elle. A quelques semaines de l’élection, son équipe a financé des spots publicitaires diffusés sur la chaîne de télévision locale. Le message ? "Trump est inexpérimenté, vulgaire et dangereux." Une autre séquence montrait le candidat en train de se moquer d’un journaliste handicapé. Pendant ce temps-là, les campagnes de Trump présentaient les immigrés en potentiels tueurs, fustigeaient "Hillary la corrompue", mais n’oubliaient pas les cols bleus de l’Ohio, de Pennsylvanie et de Virginie. "Donald Trump s’occupe de l’ouvrier, car l’ouvrier a fait de lui ce qu’il est aujourd’hui", déclarait le narrateur dans le spot. A Warren, l’ouvrier en a fait le 45e président des Etats-Unis.

L'ancienne usine GM-Packard de Warren, le 12 janvier 2017. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

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