Cet article date de plus de six ans.

Turquie : cinq questions pour comprendre le référendum destiné à renforcer les pouvoirs d'Erdogan

Le président turc Recep Tayyip Erdogan est au cœur d'un référendum organisé dimanche 16 avril. Si le "oui" l'emporte, ses pouvoirs seraient considérablement renforcés. Certains dénoncent un "autoritarisme exacerbé". 

Article rédigé par Vincent Daniel
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Recep Tayyip Erdogan, lors d'un meeting, à Konya (Turquie), le 14 avril 2017.  (KAYHAN OZER / ANADOLU AGENCY / AFP)

Le référendum est historique. Les Turcs sont appelés aux urnes, dimanche 16 avril, pour se prononcer sur une révision constitutionnelle qui, si elle est adoptée, renforcerait les pouvoirs du président Recep Tayyip Erdogan. Franceinfo vous explique les enjeux de ce scrutin, qui pourrait être déterminant pour l'avenir du pays.

>> Erdogan, l'homme qui divise la Turquie

Sur quoi porte précisément le référendum ?

Concrètement, on demande aux Turcs d'approuver ou de rejeter une réforme constitutionnelle qui vise à renforcer le pouvoir présidentiel. Au total, 18 articles de la Constitution sont modifiés. Objectif : "L'institutionnalisation de la concentration des pouvoirs dans les mains du président de la République", explique à franceinfo Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et spécialiste de la Turquie.

Si le texte est approuvé, le poste de Premier ministre disparaîtrait purement et simplement. Le président pourrait alors nommer et révoquer ses ministres, qui ne seraient plus responsables devant le Parlement. Il nommerait également 12 des 15 membres du Conseil constitutionnel, ainsi que six des 13 membres du Haut Conseil des juges et des procureurs, institution chargée de choisir le personnel judiciaire. Il aurait aussi la main sur d'autres nominations stratégiques : haut commandement militaire, chef du renseignement, recteurs d'université... Il pourrait aussi demeurer chef d'un parti politique. Et déclarer l'état d'urgence en cas de "soulèvement contre la patrie" ou d'"actions violentes qui mettent la Nation (...) en danger de se diviser". Le Parlement pourra ensuite raccourcir, prolonger ou mettre fin à cet état d'urgence.

Le président pourrait également contourner le Parlement en gouvernant par décret dans la sphère – large – de ses compétences. De facto dépouillée de ses pouvoirs au profit du chef de l'Etat, la nouvelle Chambre passerait tout de même de 550 à 600 députés. Les nouvelles élections – présidentielle et législatives en même temps – seraient fixées au 3 novembre 2019. Prolongé d'un an, le mandat présidentiel serait désormais de cinq ans, renouvelable une fois. Premier ministre de 2003 à 2014, Recep Tayyip Erdogan, élu président en 2014, pourrait théoriquement rester au pouvoir jusqu'en 2029 avec l'adoption de cette réforme.

Que disent les sondages ?

Le "oui" et le "non" sont toujours au coude-à-coude. Les 12 et 13 avril, trois sondages de trois instituts différents ont donné le "oui" gagnant, mais seulement d'une courte tête, à 51,2%, 51,5% ou 52%. Une victoire dans la marge d'erreur donc, d'autant que les indécis sont estimés à environ 10% des votants.

Toutes ces enquêtes sont à prendre avec "précaution" selon Didier Billion, car "il existe des instituts de sondage favorables au pouvoir et d'autres défavorables." Mais reste une certitude : "Le résultat promet d'être extrêmement serré. Le 'non' peut l'emporter, ce n'est pas improbable. Et si le camp du 'oui' gagne, ce sera d'une courte tête."

Pourquoi parle-t-on de dérive autoritaire ?

Ce qualificatif n'est pas nouveau : "La dérive autoritaire de Recep Tayyip Erdogan est déjà manifeste depuis plusieurs années", estime Didier Billion. Mais à ses yeux, l'adoption de la réforme institutionnelle constituerait "un pas institutionnel inquiétant" : "Les contre-pouvoirs vont disparaître de façon constitutionnelle, c'est-à-dire que ce sera gravé dans le marbre, et le président disposera de tous les pouvoirs."

Avant de se rallier au "oui", le chef du Parti d'action nationaliste MHP, Devlet Bahceli, avait qualifié le projet de réforme constitutionnelle de "système sans contrôle ni équilibre et sans freins", rappellent Les Echos.

Le terme de dictature est à utiliser avec prudence, mais ce serait certainement un autoritarisme exacerbé.

Ahmet Insel, économiste et politologue spécialiste de la Turquie

à franceinfo

Lors de la campagne, le président turc a multiplié les excès de langage et la surenchère électorale. "Erdogan utilise tous les moyens de l'Etat à sa disposition pour mener la campagne électorale, ainsi qu'une large partie des médias – aux ordres du pouvoirs", explique Didier Billion. Pour faire campagne pour le "non", "il faut faire preuve de courage, étant donné les intimidations", ajoute le directeur adjoint de l'Iris. Dans le quartier de Besiktas, à Istanbul, le stand du parti de gauche HDP, pro-kurde et partisan du "non", est entouré de barrières de sécurité et son accès est surveillé par la police, comme l'a constaté franceinfo. A Van, dans le Sud-Est de la Turquie, RFI a également assisté à ces intimidations : clôture de deux mètres autour d'un meeting, caméras visant les militants, usage de drones, policiers zélés... 

Quel est le rapport entre le coup d'Etat raté et ce référendum ?

Pour Le Monde (article réservé aux abonnés), Erdogan souhaite, avec ce référendum, littéralement "effacer le 15 juillet par le 16 avril", en référence au putsch qui a failli le renverser. De fait, le président turc vante une réforme indispensable pour un pays qui a fait face à plusieurs conflits, des attentats et un coup d'Etat. "Le coup d'Etat a été une opportunité qui lui a permis de forcer le passage, car depuis trois ou quatre ans, il veut mettre en place un régime présidentiel", estime Ahmet Insel. 

Didier Billion juge également que la "dérive liberticide" du pouvoir s'est accélérée depuis la récente tentative de coup d'Etat. Et de rappeler les purges en cours : "Il y a un état d'urgence. Le gouvernement gouverne par décret-loi. On compte des arrestations par dizaines de milliers, des licenciements également par dizaines de milliers, des journalistes emprisonnés...", rapporte le spécialiste de la Turquie. En quelque sorte, Erdogan "grave dans le marbre" une situation "déjà très préoccupante, où les libertés fondamentales ne sont plus respectées." 

Cependant, "une partie de la société turque résiste", comme l'atteste le niveau élevé du "non" dans les sondages, estime Didier Billion. "Dans un climat liberticide et malgré le matraquage du camp du 'oui', les gens rentrent la tête dans les épaules. Mais voter 'non' constitue une forme de résistance passive." Le spécialiste s'inquiète cependant des conséquences d'un échec d'Erdogan, pour qui il s'agirait d'un "terrible désaveu".

Un animal politique blessé peut être très dangereux. Il pourrait tenter de passer en force, radicaliser sa politique et réduire les libertés. L'état d'urgence et les arrestations sont déjà là...

Didier Billion, spécialiste de la Turquie

à franceinfo

Quel effet le scrutin aura-t-il sur les relations entre Turquie et l'UE ?

Au cours de la campagne, les relations entre la Turquie et l'Union européenne se sont fortement dégradées. Erdogan a accusé l'Allemagne et les Pays-Bays de "pratiques nazies", après que les deux pays ont refusé la tenue de réunions politiques "pro-oui" sur leurs territoires, suscitant un regain de tension avec l'Europe. "Et il ne faut pas oublier qu'Erdogan ne cesse de promettre le rétablissement de la peine de mort, ajoute Didier Billion. Cela entraînerait une rupture du processus de négociations entre l'UE et la Turquie, qui est d'ailleurs gelé depuis des années."

Une logique de tension alimentée par le président turc qui n'est pas sans arrière-pensées. "La tactique d’Erdogan est de polariser la société afin de rassembler un noyau dur autour de sa personne, indique au Monde (article abonnés) Sinan Ulgen, président du think tank stambouliote EDAM. Une bataille culturelle se joue entre les adeptes d’une culture libérale et laïque et ceux qui défendent une vision plus religieuse, plus conservatrice. Dans cette optique, la narration anti-occidentale sert à renforcer le clivage identitaire." 

Toutefois, le président turc n'a pas intérêt à rompre définitivement avec l'UE. "Les échanges économiques de la Turquie avec l'UE sont trop essentiels à son pays, estime Didier Billion. Après la campagne électorale, il est probable qu'il adoucisse son ton." Erdogan a déjà prévenu : la candidature de la Turquie à l'UE sera mise "sur la table" après le scrutin.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.