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Drame des migrants : comment les habitants de Lampedusa ont appris à "faire avec"

Les bateaux de migrants croisent toujours plus nombreux au large de Lampedusa. La vie de l'île en est affectée.

Article rédigé par Gaël Cogné - Envoyé spécial à Lampedusa (Italie),
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Deux migrants se promènent sur le port de Lampedusa (Italie), le 19 février 2015. (ALESSANDRO BIANCHI / REUTERS)

La nuit est bien avancée à Lampedusa (Italie), et les bateaux sont figés. Pas une risée ne trouble l'eau quand un convoi de véhicules des pompiers chenille le long du port de l'île. Les gyrophares se reflètent dans la mer. "Pas de sirènes…", observe Maurizio, qui s'apprête à fermer son restaurant. "Un bateau arrive avec des migrants", dit-il dans une moue. Sans bruit, dans le calme habituel, policiers, ambulanciers et volontaires d'ONG convergent vers le petit port méditerranéen. Le navire de la Guardia di Finanza ne se fait pas attendre longtemps. Un feu de signalisation avance au-dessus de la digue, la proue apparaît. Le bateau glisse lentement sur l'eau noire, pour finalement accoster.

Un groupe de migrants est massé à l'arrière. "93 personnes", glisse une volontaire de l'île, qui porte une chasuble de la Croix de Malte. La passerelle arrimée, les clandestins débarquent du bateau, et montent aussitôt à bord d'un bus, empaquetés dans leurs couvertures de survie. Aux fenêtres du car, qui franchit les grilles de la zone militaire, des yeux fatigués découvrent l'Europe. Quelques centaines de mètres plus loin, le bus s'arrête au centre pour migrants de Lampedusa, toujours trop plein.

Dans plusieurs jours, ces rescapés prendront un ferry ou un avion vers la Sicile ou le continent. Devant le café, Maurizio hausse les épaules en finissant sa cigarette : "On est habitués". Cette nuit du 20 avril annonce l'été. La mer est calme, et la saison des migrants a déjà commencé à Lampedusa.

Déjà 25 000 personnes secourues depuis janvier

Lampedusa est l'un des points les plus proches de l'Afrique. L'île n'est qu'à "140 ou 150 milles nautiques [250 à 280 km] de la Libye", explique le commandant Salvatore Di Grande, à bord d'un bateau d'intervention rapide de la Guardia Costiera. C'est donc depuis ce caillou perdu dans le sud de la Méditerranée que partent la plupart des bateaux pour venir en aide aux embarcations de migrants en perdition. Essentiellement de fragiles canots pneumatiques ou de vieux rafiots bondés, qui n'ont parfois même pas la quantité nécessaire d'essence pour gagner les côtes italiennes. 

"Les migrants partent de Libye avec un téléphone satellite, et le numéro du centre de secours à Rome mémorisé. On identifie les coordonnées GPS du lieu de l'appel" et on intervient, explique le commandant. "Le risque, c'est qu'ils se déplacent en voyant arriver les secours, et que le bateau chavire." 

Le commandant Salvatore Di Grande, à bord d'un bateau d'intervention rapide de la Guardia Costiera, le 21 avril 2015, à Lampedusa (Italie). (GAEL COGNE / FRANCETV INFO)

Pour augmenter leurs chances de réussite, les passeurs lancent les bateaux en mer surtout "d'avril à septembre". "Mais, cette année, il n'a pas fait très mauvais, et on a donc déjà fait beaucoup d'interventions", même pendant l'hiver, explique le commandant Di Grande. Selon lui, 25 000 personnes ont déjà été secourues depuis le début de l'année, soit mille de plus que l'an dernier sur la même période. De toute façon, il arrive aussi que les candidats à l'exil partent "quand la mer n'est pas bonne, sur des bateaux qui ne sont pas couverts".

A leur arrivée, les migrants, "des jeunes, qui ont déjà survécu à un long voyage", souffrent surtout d'"hypothermie et de traumas", selon le docteur Aldo Di Piazza, qui vit à Palerme, et passe deux jours par semaine au centre médical de Lampedusa depuis vingt-cinq ans. La question des migrants a commencé "il y dix ou douze ans. Au début, c'était de petits bateaux, puis le trafic s'est industrialisé. Aujourd'hui, il n'y en a jamais eu autant" à se lancer dans le canal de Sicile qui sépare l'Europe de l'Afrique.

Le docteur Aldo Di Piazza, ici le 22 avril 2015, vit à Palerme et passe deux jours par semaine au centre médical de Lampedusa depuis vingt-cinq ans. (GAEL COGNE / FRANCETV INFO)

En mer, les pêcheurs croisent les migrants

La Méditerranée est l'endroit le plus meurtrier au monde pour les migrants. "On sait que c'est très dangereux, mais en Somalie, les Shebabs te coupent la gorge", raconte un jeune migrant, en mimant un égorgement avec le pouce. Lui et ses deux compagnons ont payé 1 900 dollars pour monter dans un bateau. Cinq personnes sont mortes à bord, quand une bonbonne de gaz pour cuisiner a explosé. Un autre s'est noyé.

Beaucoup de pêcheurs ont déjà croisé des migrants en haute mer, selon Antonio, qui pêche pour son plaisir. Lui en a trouvé trois à bord d'un canot pneumatique. Ils appelaient à l'aide, leur embarcation s'apprêtait à couler. Il les a débarqués dans un recoin de l'île de Lampedusa, pour ne pas être repéré. Il dit que, sinon, il aurait dû aller au tribunal pour expliquer sa démarche.

Il arrive que des pêcheurs prennent des corps dans leurs filets. "S'ils sont courageux, ils les remontent pour les amener à terre. D'autres les rejettent", ajoute Antonio. "Nous, on n'aime pas ça. On les aide, mais le gouvernement ne fait rien. Et puis certains habitants ont peur" pour leur sécurité, dit le pêcheur.

Inquiétudes pour le tourisme

Surtout, certains îliens s'inquiètent des conséquences sur le tourisme. "Depuis 2011, c'est plus difficile", estime Pietro D'Ippolito, qui tient un restaurant. En 1986, Kadhafi avait soudainement attiré l'attention sur l'île, en envoyant des missiles Scud dans sa direction. Lampedusa était devenue un nom sur la carte du tourisme. Vingt-cinq ans plus tard, l'arrivée des milliers de migrants tunisiens qui ont saisi l'occasion de s'exiler a eu des conséquences notables sur l'économie locale. "Il y avait 11 000 migrants pour 5 000 habitants", se souvient le restaurateur. "Les touristes ne pouvaient plus venir en vacances." Depuis, le tourisme est fragile sur l'île, selon lui. "Le touriste cherche la tranquillité, le calme. S'il pense qu'il n'y en plus, il ne vient pas."

Pietro D'Ippolito, ici le 22 avril 2015, tient un restaurant à Lampedusa depuis les années 1990. (GAEL COGNE / FRANCETV INFO)

Paola La Rosa, qui gère un bed and breakfast, tempère. Certes, 2011 n'a pas été une bonne année, mais "le tourisme augmente régulièrement, même depuis que les migrants sont sur l'île". Elle remarque d'ailleurs qu'elle accueille des Finlandais, des Slovènes, des Américains, et qu'il n'est pas rare qu'ils aient découvert l'île dans les journaux télévisés. "Lampedusa fait aujourd'hui partie des îles les plus connues au monde."

"On créé l'image de l'invasion"

En revanche, tous les Lampédusiens se retrouvent quand il s'agit de dénoncer l'inaction des responsables politiques, voire la récupération des drames vécus par les candidats à l'exil. Giacomo Sferlazzo, du collectif Askavusa, juge que les migrants ont été volontairement retenus sur son île en 2011. "Presque 60 000 personnes sont passées par Lampedusa, cette année-là. Si on les avait transférées vers d'autres zones d'Europe, cela aurait été une goutte d'eau, on ne s'en serait même pas aperçu. Mais, en les maintenant ici, on crée l'image de l'invasion sur laquelle vont titrer tous les médias".

Giacomo Sferlazzo, du collectif Askavusa, le 22 avril 2015, à Lampedusa. (GAEL COGNE / FRANCETV INFO)

Pour le militant, cette situation a notamment entretenu la corruption quand d'importants fonds ont été alloués dans l'urgence pour signer des contrats de gré à gré, mais elle a aussi permis de débloquer des budgets pour l'agence européenne pour la gestion des frontières européennes, Frontex. Enfin, des responsables politiques anti-immigration s'en sont servis pour leur "propagande politique", dénonce-t-il, citant Marine Le Pen (FN), qui s'est déplacée dans l'île, ou encore le responsable de la Ligue du Nord, Roberto Maroni.

Le collectif est en train de retaper un local. Il va ouvrir un musée consacré aux objets trouvés des migrants, collectés dans les épaves abandonnées. Il y a des Bibles, des Corans, des lettres relatant les périples… Des objets voués à être détruits, mais qui ont "un intérêt historique énorme", estime Giacomo Sferlazzo. Aujourd'hui, le collectif se bat contre la multiplication des radars, perçus comme une "militarisation" de l'île. Une manifestation est prévue le 1er mai.

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