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Ecologistes, libertaires, utopistes... Qui sont les "zadistes" de Sivens ?

Francetv info s'est rendu sur la zone humide du Testet (Tarn), où est prévue la construction du barrage de Sivens, et où opposants au projet et forces de l'ordre s'affrontent. 

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Des opposants au projet de barrage de Sivens (Tarn), dimanche 26 octobre 2014. (  MAXPPP)

"Même si nous avons tous des modes d'action différents, nous avons en commun de lutter pour notre liberté." L'un des "zadistes" de la zone humide du Testet (Tarn) résume ainsi l'état d'esprit des opposants à la construction du barrage de Sivens. Entre 200 et 300 personnes vivent en permanence sur les lieux du chantier, avec toutefois un important roulement.

Si la mort de Rémi Fraisse lors d'affrontements avec les forces de l'ordre n'a pas provoqué d'affluence particulière, certains ont choisi de prolonger leur séjour. Qui sont ces opposants, et quel est leur combat ? Francetv info est parti à leur rencontre. 

Un combat environnemental

"Quand je suis revenu ce week-end et que j'ai vu le terrain, j'en ai pleuré." Ce matin-là, Luigi tente de faire tomber un poteau électrique en allumant un brasier sous la structure métallique, après avoir dégagé le béton à la masse. Ce dispositif doit barrer l'accès des engins au chantier, accès également utilisé par les gendarmes mobiles. "Moi, je n'ai rien contre eux, et je suis sûr que ça ne doit pas être facile tous les jours. Mais j'ai grandi à la campagne. Et depuis que je suis petit, on m'a toujours appris à respecter la forêt", explique le cuisinier, qui s'est débrouillé pour élever des poules tout en habitant en ville. Par le passé, son militantisme l'a déjà conduit à couper la lumière nocturne des boutiques dans les rues piétonnes, à l'aide d'une perche et d'un crochet. Cette fois, il espère bien qu'après l'abandon du projet, la zone sera consacrée au maraîchage et à l'élevage.

Un opposant tente de faire fondre les structures métalliques d'un poteau électrique, afin d'ériger une barricade, sur le site du projet de barrage de Sivens (Tarn), en octobre 2014. (FABIEN MAGNENOU / FRANCETV INFO)

Sur le site, la population est en majorité masculine et jeune. Mais le lieu brasse d'autres générations d'opposants, visiteurs d'un jour ou de toujours. Parmi eux, Julie, infirmière de formation, est venue partager ses connaissances sur son temps libre. "Franchement, le soir de la mort de Rémi, je ne m'attendais pas à un nombre aussi important de blessés." A ses côtés, une riveraine âgée de 59 ans se décrit comme la "maman de tout le monde". A commencer par sa fille installée sur la zone depuis le 16 août. "J'ai peur, comme tous les gens de mon âge qui ont des enfants", explique-t-elle, encore émue par la mort de Rémi Fraisse.

"La découpe des arbres a été le véritable déclic, c'était la première fois qu'ils [les constructeurs du projet] s'attaquaient à quelque chose de concret", explique à son tour Julien*, dans son treillis, au coin du feu. Sa présence n'est pas uniquement liée à l'environnement, mais aussi à une adaptation difficile en ville. "Quand nous rentrons dans notre mode de vie habituel, c'est parfois difficile, explique cet étudiant en 2e année d'économie et de sociologie, qui vit depuis trois mois sur le site. Quand on explique notre lutte, les autres étudiants répondent : 'Génial, moi, j'ai pris une grosse biture le week-end dernier.'" 

Une expérience concrète de vie en communauté

Après avoir passé deux ans au Parti de gauche (PG), il estime que les partis politiques s'égarent dans la "bureaucratie". Les opposants du site ont donc le sentiment d'avoir été bien plus efficaces que les élus censés combattre le projet. "Si on avait attendu qu'EELV et le PG fassent quelque chose, le barrage serait déjà construit." Lors de leur visite sur la ZAD, la "zone à défendre", acronyme détourné de l'officiel Zone d'aménagement différé, samedi, José Bové et Jean-Luc Mélenchon ont été hués et aspergés de yaourts et d'œufs.

La défiance des Français envers leurs politiques trouve ici un prolongement radical. "Il y a un vrai constat d'impuissance des partis politiques aujourd'hui, et même de la démocratie représentative, poursuit l'étudiant. On nous demande notre avis lors des élections et ensuite, c'est fini, les décisions se font sans nous." Un riverain plus âgé est du même avis. "Le premier rapport de la Compagnie d'aménagement des Coteaux de Gascogne de 2001 n'était même pas public. Il a fallu saisir la Commission d'accès aux documents administratifs pour l'obtenir !"

Pour beaucoup, la ZAD est donc l'occasion de mettre en pratique des idéaux libertaires. Guillaume vient du "Clownistan", un pays "tout à l'ouest et peuplé de dix milliards d'habitants". Le jeune homme a rejoint la ZAD il y a une douzaine de jours. D'habitude, il est dans l'animation socioculturelle, mais lui aussi se sent "enfermé dans son quotidien, où il faut tout acheter, même pour se nourrir".

Un opposant au barrage de Sivens grimé en clown, sur le site du Testet (Tarn), mercredi 29 octobre 2014. (FABIEN MAGNENOU / FRANCETV INFO)

Une chose est sûre, la mort de Rémi Fraisse a exacerbé les sentiments. "Je ressens beaucoup de colère, explique-t-il, j'ai envie de rendre fous les policiers." Son arme à lui : se vêtir en clown et parader en première ligne. Ce "grand utopiste" ne recourt pas à la violence, par refus de créer une escalade. Et rêve que les armées du monde "soient remplacées par une armée de clowns". Mais il assure que "ceux qui avaient la haine en ont encore plus aujourd'hui".

"Etre le moins dépendant possible pour être libre"

Les utopies trouvent ici une application concrète. Chaque décision est étudiée en assemblée générale, de l'utilisation des salles communes aux actions à mener pour la sauvegarde du site. Et tant pis pour la chaîne de télé qui comptait déployer un drone. Il aurait fallu voter avant. Agacé de voir des "zadistes" parler à la presse, un homme furibard déboule et tance ses camarades. "Pas de prise de parole personnelle, nous sommes un collectif." Règnent donc l'autogestion, la vie en communauté et le mépris de la hiérarchie.

Marc n'a plus d'appartement. Depuis deux ans, il habite dans une cabane construite dans une forêt dont il préfère taire le nom. "Ma quête, c'est de m'émanciper du système capitaliste et d'être le moins dépendant possible pour être libre." Mais il n'a pas le sentiment d'être un marginal. "En marge de quoi ? Nous sommes de plus en plus nombreux à vivre ainsi, peut-être des milliers." La partie la plus âgée de sa famille le soutient, dit-il. Quant aux autres, "ils s'en fichent".

Comme lui, beaucoup viennent expérimenter la vie collective et le partage, en rupture avec la société de consommation. Au fil du temps, un circuit des ZAD se met en place. C'est la "convergence des luttes" contre les "grands projets inutiles". Ainsi, beaucoup d'opposants rencontrés au Testet ont également posé leur sac à Notre-Dame-des-Landes, à Rouen, ou sur le site du Grand Stade de Lyon. C'est justement le cas de Marc. Pour se tenir au courant des luttes en cours, il parvient à garder un œil sur les réseaux sociaux ou les médias alternatifs. "Le bouche-à-oreille joue beaucoup, on finit par se connaître." Il a déjà prévu sa prochaine destination. "Où ça ? Je ne vais pas te le dire."

"Contrairement à ce que dit Valls, les Black Blocks ne sont pas un mouvement"

La lutte a parfois pris un tour violent, marqué par la mort dramatique de Rémi Fraisse. Mais qui participe aux affrontements ? Et comment les pacifistes justifient-ils ces violences ? "Détruire des machines, ce n'est pas de la violence, c'est du sabotage pour mettre les forces de destruction hors d'état de nuire", explique-t-on sur le site. Voici deux mots d'ordre de la ZAD : résistance et sabotage. A la moindre alerte, les occupants réagissent. Alors qu'une rumeur annonce l'arrivée de pro-barrages, lundi soir, de jeunes gens armés de bâtons ont bloqué l'un des deux accès, prêts à défendre le site.

Cet arbre a été "planté" par les opposants au barrage de Sivens (Tarn), au milieu de la zone dédiée au projet. (FABIEN MAGNENOU / FRANCETV INFO)

Les "Black Blocks" évoqués n'ont pas d'existence propre, et regroupent plutôt tous les militants vêtus de noir et masqués, par souci d'anonymat. "Les Black Blocks, ce n'est pas un mouvement, comme le raconte Manuel Valls, poursuit Camille - prénom qu'utilisent beaucoup d'opposants pour répondre aux médias -, la vingtaine. Chacun peut en être. Moi, ça m'est déjà arrivé. Je ne suis pas là pour caillasser du flic, mais quand ils viennent, je me défends." Assis dans l'herbe, il déplie sa main, couverte de brûlures causées par les lacrymos ramassées par terre, pour tenter de les renvoyer vers les forces de l'ordre. Et s'il masque son visage lors des moments de tension, c'est parce qu'il connaît plusieurs personnes qui ont été fichées après avoir présenté un visage découvert.

De fait, il est difficile de savoir qui fait quoi. Lors des incidents de Gaillac, dimanche, la plupart des manifestants venaient directement de la ZAD, dont l'affluence a été gonflée par le rassemblement de soutien. Le lendemain, lors de heurts à Albi, "il y a eu beaucoup de soutiens extérieurs", explique un autre opposant. Quand les forces de l'ordre ont chargé et enfumé la place, des pavés ont volé. Ce jour-là, la police a effectué entre 5 et 10 interpellations. Parmi ces personnes, assurent les zadistes, une jeune fille qui n'avait pas levé le petit doigt.

* Tous les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interrogées. 

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