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Islamisme radical : plongée au cœur des "services secrets" de la prison

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Les coursives de la maison d'arrêt de Fresnes (Val-de-Marne), le 16 juin 2011. Dans cette prison, les islamistes radicaux sont regroupés dans un quartier dédié depuis la fin 2014.  (FRED DUFOUR / AFP)

Le débat sur la radicalisation en prison, relancé par les attentats de Paris et Montrouge, a mis en lumière le travail de ce discret service de la pénitentiaire.

Dans le couloir de la prison, un détenu interpelle un surveillant. Il a des soucis familiaux, il veut en parler à quelqu'un. Alors, dans l'intimité d’un bureau, il balance. Sur ce codétenu, qui a changé de comportement, qui l’empêche de regarder la télévision, l’oblige à se doucher avec un caleçon, lui interdit d’accrocher des posters de femmes nues. "Chef, je ne veux pas de ça, changez-moi de cellule."

C’est au détour de cette scène ordinaire que commence le renseignement en prison. Et plus particulièrement, le renseignement sur les détenus islamistes. Le débat sur la radicalisation en prison, relancé par les attentats de Paris et Montrouge (Hauts-de-Seine), a mis en lumière le travail de ce discret service de la pénitentiaire, que le gouvernement vient de renforcer avec la création de 66 postes.

Sur les 67 100 détenus (au 1er décembre 2014) en France, environ 850 font l’objet d’une fiche d’information Détenus particulièrement signalés (DPS), dont 152 personnes au titre du terrorisme islamiste. Et sur ces 152 détenus, "une soixantaine posent problème", selon la Chancellerie.

Pas d’infiltré dans le monde carcéral

Au sommet du renseignement pénitentiaire, on trouve les treize "cols blancs" de la cellule EMS3 (pour Etat-major de sécurité), située rue du Renard, à Paris, dans les locaux de la direction de l'Administration pénitentiaire. A la base, les détenus et les surveillants des 191 établissements pénitentiaires. Entre les deux, plusieurs échelons (des gradés, chargés du renseignement dans les prisons, et 14 délégués interregionaux), qui permettent à l’information de circuler dans les deux sens. Avec plus ou moins de succès. 

Les locaux de la direction de l'Administration pénitentiaire (AP), où est située la cellule EMS3, rue du Renard à Paris (4e arrondissement).  ( GOOGLE MAPS / FRANCETV INFO )

Comme dans le milieu de la police, "ce qui marche le mieux, ce sont les indics, constate un surveillant, en poste à la prison d'Amiens (Somme). S'il n'y avait pas ce genre de délations, trois quarts des affaires ne sortiraient pas." Pas besoin d’infiltrés dans le monde carcéral. "Nous avons nos honorables correspondants, les balances", ironise le directeur d’un grand établissement francilien, signalant, au passage, que l’infiltration serait impossible au regard de la loi.

Echange de bons procédés

En échange d'une séance au parloir plus longue, d'une douche supplémentaire, d'un paquet de café ou d'un espoir de remise de peine, certains se mettent à parler. Avec, parfois, quelques surprises.

Mon meilleur indic, c'était un tueur de flics.

Un surveillant, aujourd'hui détaché pour mandat syndical

A francetv info

"Parfois, les écroués balancent pour faire tomber quelqu'un, pour des raisons de concurrence déloyale", explique un agent du renseignement dans un établissement de la région parisienne. Ou pour un adultère mal digéré. "Un détenu, dont la femme était partie avec un islamiste radical, a balancé cet homme. L'information a permis à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) de détecter cet individu qui était passé sous les radars jusque-là", poursuit notre source.

L’autre maillon essentiel du renseignement, ce sont les surveillants. "Le meilleur observateur, c'est le surveillant d’étage", s’enorgueillit un représentant de la profession. Il regarde et écoute. Les conversations tenues d'une cellule à l’autre peuvent être révélatrices. Selon Libération, Amedy Coulibaly, auteur des attentats de Montrouge et de la porte de Vincennes, se serait ainsi entretenu, "notamment par la fenêtre", avec l’islamiste radical Djamel Beghal, qui se trouvait en 2005 à l’isolement dans la cellule juste au-dessus de la sienne, à Fleury-Mérogis (Essonne). Coulibaly, à l'époque braqueur multirécidiviste, avait fait l'objet d'une fiche d'information du renseignement pénitentiaire pour ses relations en prison.

Vue de la cour de promenade de la prison de Fleury-Mérogis (Essonne), le 14 mai 2014.  ( CHARLES PLATIAU / REUTERS)

Le carnet électronique de liaison

Le gros du travail consiste à identifier les membres des réseaux et leurs ramifications à l’intérieur de la prison. "Si un détenu arrive de Brest (Finistère) pour un délit mineur et se met tout de suite à discuter avec des gars écroués pour terrorisme en région parisienne, on suppose d'emblée qu'il les connaît et on le signale", explique un surveillant. Tout incident, propos tendancieux ou changement de comportement est consigné via des outils informatiques, dont le carnet électronique de liaison (CEL).

Ces données sont aussi alimentées par tous les autres intervenants de la prison - agents du service pénitentiaire d'insertion et de probation (Spip), travailleurs sociaux, visiteurs de prisons, aumôniers, psychologues... - même si la mission de renseignement est loin d’être leur vocation première. Dans le cas de Mohamed Merah, le psychologue qui l'avait rencontré en détention affirme dans l’émission "Pièces à conviction", diffusée sur France 3 en mars 2013, avoir signalé son obsession pour le Coran. Une note d'un agent du Spip en faisait également état.

Rapport d'un agent du Service pénitentiaire d'insertion et de probation de Saint-Sulpice-la-Pointe (Tarn) concernant Mohamed Merah, diffusé dans l'émission "Pièces à conviction" sur France 3, le 6 mars 2013.  (FRANCE 3 )

Un puzzle alimenté par tous les personnels

"Le renseignement pénitentiaire est un puzzle. Chaque partie amène une pièce", illustre un gradé, qui travaille dans ce service depuis sept ans. Le ou les deux ou trois cadres responsables du renseignement dans chaque prison se chargent ensuite de rassembler les éléments. Dans un établissement de la région parisienne, deux filières différentes, animées par deux fondamentalistes, ont été identifiées. Plusieurs profils de détenus gravitent autour. Un "arbre généalogique" a été conçu, avec les photos et noms de chacun. Il est régulièrement actualisé.

Dans ce type de filière, on peut identifier trois profils de détenus, explique le directeur de ladite prison : "Les fondamentalistes, qui distillent leur vision de l’islam, les jeunes, qui reviennent de Syrie ou du Yémen, des bras armés qui recrutent, et des délinquants de droit commun prêts à basculer."

Ce sont ces derniers qui restent les plus difficiles à détecter. Les "marqueurs" de la radicalisation ont évolué, note l'agent du renseignement pénitentiaire. Aux détenus des années 1990, qui se laissaient pousser la barbe, portaient la djellaba et appelaient à la prière dans la cour de promenade, ont succédé des profils beaucoup plus discrets. Amedy Coulibaly, par exemple, a eu une détention quasi "exemplaire", selon la Chancellerie.

Les radicaux "adaptent leur comportement"

"Pendant longtemps, la population carcérale ignorait qu'on l'observait. Le travail du renseignement pénitentiaire restait dans l'ombre, poursuit l'agent. Mais avec la médiatisation de la cellule EMS3 - créée en 2003 -, ils adaptent leur comportement." "En détention, les vrais radicaux ne se montrent pas", confirme dans Le Monde le sociologue Farhad Khosrokhavar, auteur de L'islam en prison (Ed. Balland, 2004).

Une prière de détenus musulmans, le 6 février 2005 à la maison d'arrêt d'Osny (Val-d'Oise), qui a installé le premier lieu de culte multiconfessionnel dans une prison.  (MEHDI FEDOUACH / AFP)

L'agent de renseignement raconte avoir entendu des détenus, ces derniers jours, recommander à d’autres de se raser. "D'autres récupèrent leur télé qu'ils avaient refusée pendant un temps, pour ne plus attirer l'attention. Un individu, condamné pour terrorisme islamiste, bien connu pour ne pas saluer le personnel féminin, s'est mis à dire bonjour à toutes les femmes de la prison." Certains se baladent non plus à trois mais à dix dans la cour de promenade pour se fondre dans la masse. Comportement suspect ou simple volonté d'avoir la paix ?  

La délicate mission du renseignement pénitentiaire est de lire entre les lignes, de faire le tri entre les "vrais" radicaux et les autres. Pour étayer les éléments remontés par le personnel de la prison, la hiérarchie organise des fouilles programmées, à l'image de ce coup de filet mené à la fin janvier dans les cellules de 80 islamistes radicaux. Les conversations sur les téléphones de la prison sont écoutées et le courrier des détenus épluché. En septembre 2009, une semaine après la libération de Mohamed Merah, le service de renseignement de la prison de Seysses (Haute-Garonne) avait intercepté un courrier qui lui était destiné. Signé par un des organisateurs de la filière jihadiste d'Artigat, il avait été signalé à l'EMS3 puis transmis à la DCRI.

Couacs dans la communication 

Les échanges d’informations entre la hiérarchie du renseignement pénitentiaire et celle des autres services de renseignement sont essentiels. Selon Le Monde, 70 signalements remontent, en moyenne, tous les ans des prisons à l'EMS3. L'information peut aussi circuler dans l'autre sens. "La cellule EMS3, informée par la DGSI, nous a récemment informés de l’arrivée d’un détenu fiché pour islamisme, cite, à titre d’exemple, l’officier de renseignement d’une prison. Si on s’en était tenu à la raison du mandat de dépôt, il s’agissait d’un délit routier."

Mais la communication connaît parfois des ratés. La prison de Seysses, par exemple, n’est pas au courant que Mohamed Merah est fiché "S" (sûreté de l'Etat) quand il rentre dans ses murs pour le vol avec violence d’un sac à main. Le Toulousain a ainsi pu refaire, pendant sa détention, son passeport, sur lequel n'apparaissaient plus, du coup, ses anciens voyages au Pakistan ou en Afghanistan par exemple, sans que les autorités le signalent à la DCRI. Il arrive aussi que les services de renseignement n'informent pas l'administration pénitentiaire (AP) que le téléphone portable d'un détenu est placé sur écoute. "Cela éviterait qu'on le lui confisque", relève Claude Tournel, secrétaire général adjoint de l'Ufap-Unsa Justice et ex-surveillant. Actuellement, l'AP ne peut pas elle-même mettre sur écoute les portables qui entrent illégalement en prison. Une évolution souhaitée par certains, comme Jean-Jacques Urvoas, député PS du Finistère, spécialiste des questions de sécurité.

Un téléphone portable saisi à la prison de Sequedin (Nord), le 16 avril 2013. (  MAXPPP)

Un service jeune et encore sous-doté

"La jeunesse de la mission de renseignement au sein de l’AP explique, en partie, que celle-ci soit aujourd’hui reconnue comme une source de renseignements, mais pas encore comme un acteur à part entière du renseignement, écrit le député UMP Guillaume Larrivé dans un rapport paru en octobre 2014. Ainsi, si l’administration pénitentiaire s’efforce de transmettre systématiquement les informations pertinentes aux services de renseignement compétents, ils considèrent que l’information ne circule pas toujours suffisamment dans l’autre sens." 

A chaque nouvelle attaque islamiste sur le sol français ou commise par un ressortissant du pays, la nécessité de renforcer la marge de manœuvre et les effectifs des "services secrets" de la prison est mise en avant. Mohamed Merah, Mehdi Nemmouche, Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly ont tous passé plusieurs années derrière les barreaux avant de passer à l’action. Si leur glissement de la délinquance vers la radicalisation islamiste ne s’est pas opéré uniquement en détention, cette étape a sans conteste participé à leur basculement. "La prison sera toujours un centre de formation et de recrutement pour tous les délinquants et criminels", déplore, fataliste, un fonctionnaire de l’AP, en poste depuis vingt et un ans.

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