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La police de proximité aurait-elle pu éviter l'affaire Théo ?

Depuis l'interpellation violente de Théo à Aulnay-sous-Bois, plusieurs personnalités politiques se prononcent pour le rétablissement de cette police supprimée en 2003. Franceinfo a interrogé l'un des créateurs de ce dispositif.

Article rédigé par Elise Lambert - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Des manifestants se rassemblent à Bobigny (Seine-Saint-Denis) pour dénoncer l'interpellation violente de Théo, le 11 février 2017. (PATRICK KOVARIK / AFP)

"Il faut recréer la police de proximité", "La plus grande erreur a été de supprimer la police de proximité"... Les incidents qui ont éclaté lors des manifestations de soutien à Théo, violemment interpellé à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) le 2 février, ont ramené dans le débat le dossier de la police de proximité, que plusieurs personnalités politiques souhaitent rétablir. D'Emmanuel Macron, candidat à la présidentielle, à Benoît Hamon, tous évoquent l'erreur d'avoir mis fin à une police de terrain, présentée comme "spécialiste" des quartiers, et proche de la population.

Mise en place en 1998 par le gouvernement Jospin, la police de proximité a été supprimée en 2003 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur. Son existence aurait-elle permis d'éviter l'affaire Théo, ou la mort d'Adama Traoré ? En quoi diffère-t-elle des brigades spécialisées de terrain actuelles ? Quelle était sa philosophie ? Franceinfo a interrogé Jean-Pierre Havrin, ancien commissaire à Toulouse, directeur départemental de la sécurité de Haute-Garonne, et initiateur de cette police.

Franceinfo : L'affaire Théo n'est que la dernière d'une longue série d'affaires où des policiers sont mis en cause pour des violences. Comment analysez-vous la situation ?

Jean-Pierre Havrin : J'ai quitté la police en 2009, mais cette situation est le fruit de plusieurs éléments qui ne changent pas depuis les années 1980, période à laquelle les politiques ont décidé que la sécurité serait une priorité. Tout d'abord, les policiers qui sont envoyés en banlieue sont trop jeunes. Ils sortent à peine d'école, ils ont peu d'expérience et sont confrontés aux quartiers les plus difficiles. Cela peut paraître anodin, mais cette situation est le résultat de tractations politiques en interne. 

Lorsque j'étais le "conseiller police" de Jean-Pierre Chevènement [ministre de l'Intérieur de 1997 à 2000], j'avais essayé de résoudre ce problème, mais j'avais dû faire face à une vive opposition des syndicats. La raison est simple : dès qu'un jeune arrive en banlieue, il pose sa mutation pour retourner chez lui et se syndique dans l'espoir que ça l'aide. Les syndicats ne veulent pas que cela change, car ils veulent garder leurs adhérents et donc leur pouvoir. Les plus anciens préfèrent aussi que les plus jeunes viennent en banlieue... Pour qu'ils puissent ainsi la quitter.

Depuis que la sécurité est devenue un enjeu politique, il existe une philosophie du chiffre très dommageable chez les policiers. Les agents sont encouragés à faire des interpellations, à résoudre des affaires, à verser dans la répression plutôt que de la prévention. Sur le terrain, cela se traduit par des délits de faciès, de l'incompréhension, de la colère... et, à son pire niveau, des bavures comme dans les affaires Adama Traoré ou Théo.

Pensez-vous que la police de proximité, que vous défendez, aurait pu changer quelque chose ?

Je ne sais pas si elle aurait pu éviter l'affaire Théo, qui est le résultat d'individus particuliers, dans un contexte précis. Mais à Toulouse, où je l'ai testée, il y avait moins de conflits entre la police et les habitants. On envoyait des agents dans chaque petit bout de quartier, on leur disait : "Toi, tu as tant de rues, et tu y restes !" Il fallait que le policier s'approprie les lieux, connaisse tout le monde. On l'incitait à rencontrer les associations, les responsables du quartier.

Par exemple, Mohamed Merah, à l'époque, on le connaissait pour des petits trafics, on connaissait sa famille, on avait des informations. Si la police de proximité n'avait pas été supprimée, peut-être qu'on aurait pu voir qu'il déviait, avertir les services concernés... Notre rôle, c'était ça aussi : faire du renseignement quotidien, qui est la clé d'un renseignement plus général. Parce que surveiller 6 000 fichés S, c'est super difficile, mais s'informer du quotidien d'habitants sur un territoire limité, c'est à notre niveau.

Concrètement, que faisaient ces policiers ?

Les agents se promenaient dans le quartier qui leur avait été affecté avec des cartes de visite où se trouvait leur numéro de téléphone pour que les habitants puissent les contacter quand ils le voulaient. Il fallait que les gens se sentent protégés et apprivoisent les policiers.

En général, les gens n'aiment pas les policiers, mais ils aiment bien leurs policiers.

Jean-Pierre Havrin

à franceinfo

Ça a pris du temps, mais au bout d'un moment, ils se sont habitués, certains invitaient les policiers à prendre le thé. On organisait des matchs de rugby avec les jeunes. Aujourd'hui encore, certains que je croise me disent que cette police leur a permis de ne pas devenir des délinquants. 

Et pourtant, c'était mal parti ! Quand je suis arrivé, en 1998, c'était vraiment la guérilla, notamment dans le quartier du Mirail. On était en plein dans l'affaire Pipo : un jeune s'était fait interpeller alors qu'il tentait de voler une voiture. Il s'était pris une balle dans la tête par le policier. Des émeutes extrêmement violentes avaient eu lieu les mois suivants. Au Mirail, des "Otnis" – des objets tombants non identifiés, comme on les appelait – visaient souvent les policiers : des cartables, des machines à laver... 

Mais je ne voulais pas me résigner. J'étais conseiller de Jean-Pierre Chevènement, et j'ai demandé à être muté à Toulouse. Pour récupérer le terrain, calmer le jeu. C'est un travail de longue haleine, les résultats sont apparus très tard à travers de petits signes :  les commerces rouvraient dans les quartiers, on se parlait... Et puis, la police a été supprimée en 2003.

En 2003, alors qu'il était ministre de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy avait d'ailleurs dénoncé, lors d'un déplacement à Toulouse, les "matchs de rugby" que vous évoquez...

Oui, c'était très humiliant après tout le travail effectué par les policiers, qui prenaient sur leur temps libre pour participer à ces matchs. C'était au cœur de notre philosophie : la prévention plutôt que la répression. Le sport était un moyen d'apprendre aux jeunes les règles du jeu, comme dans la vie. Tu respectes tes coéquipiers, tu suis des règles... 

De toute façon, cette décision était purement politique. Nicolas Sarkozy, que j'ai longuement vu par la suite, s'est excusé pour cette séquence. Il m'a dit qu'il voulait supprimer la police de proximité parce que la gauche l'avait mise en place, mais aussi parce qu'elle ne produisait aucun chiffre et qu'elle ne représentait pas du tout sa vision de la police.

C'est cette vision qui pose problème ?

Selon moi, l'origine de tous les problèmes actuels, c'est la conception que l'on a de la police. Il y a certains dirigeants qui pensent qu'elle doit être au service du pouvoir. Elle est là pour élucider des affaires, interpeller, arrêter... Autant de données que les hauts fonctionnaires de police peuvent ensuite servir "en salade" dans les ministères...

On peut faire des très bons chiffres, sans faire de la bonne police, il suffit de choisir ses cibles. Chez nous, on appelle ça "la bâtonnite". J'ai connu des fonctionnaires de la BAC, la brigade anti-criminalité, qui venaient dans mon service pour me dire : "On n'a pas fait notre chiffre !" Donc ils allaient arrêter des "shiteux", des dealers de drogue, deux ou trois prostitués, et l'affaire était bouclée. Comme ce ne sont que des situations de flagrant délit, ça facilite les choses et ça fait du chiffre. Mais c'est de l'escroquerie ! Pire, ça incite la police à discriminer, et sur le long terme, cela se retourne contre nous.

L'autre conception de la police, c'est celle du service du public. Qui est là pour que les gens se sentent mieux, en sécurité.

Il ne faudrait pas que la police ait à punir un crime, mais évite qu'un crime se produise !

Jean-Pierre Havrin

à franceinfo

Il faudrait remplacer la contrainte du taux d’élucidation par le taux de satisfaction. Mais la prévention a toujours été la faiblesse de la police, car elle ne se chiffre pas. "Ce qui n’est pas arrivé" n'intéresse pas les politiques.

Les policiers mis en cause dans l'affaire Théo appartiennent aux BST. En quoi le mode de fonctionnement de ces brigades spécialisées de terrain diffère de celui de la police de proximité ?

Les BST n'ont pas le même esprit puisque même si elles agissent au niveau local, elles n'y restent pas et n'ont pas d'expertise de ce terrain. C'est une police de secours. Elles sont équipées comme des "Robocop", avec des casques, épaulettes, armes... La police de proximité patrouillait à pied, avec une casquette.

L'uniforme est très important, car qui a envie de dialoguer avec des policiers sur-équipés, inaccessibles ? Cela place les forces de l'ordre dans une situation de supériorité qu'elle ne devrait pas avoir. C'est un vrai problème en France, ça favorise le conflit. Au Royaume-Uni, au Canada, les policiers ne sont pas autant équipés, les relations sont plus apaisées. Je ne vois pas pourquoi la France serait vouée à entretenir cette haine entre les policiers et habitants.

Que faut-il changer pour résoudre ce problème ?

Il faut déjà revoir la formation des policiers et ce qu'on leur inculque quant à leur statut vis-à-vis de la population. On doit leur expliquer que "non, tu n'es pas supérieur, tu n'as pas de droits par rapport aux citoyens, mais des obligations." Leur redire qu'ils sont là pour les habitants, et non pour les politiques.

En plus, en faisant confiance aux agents, en leur donnant des responsabilités, concernant les secteurs qu'ils leur sont attribués, ils agissent mieux. C'est quand ils font "la plante verte" [de la surveillance immobile], qu'ils se démobilisent et qu'ils peuvent mal faire leur travail.

Bien sûr, il faut du courage politique. Si on reste dans le même système, on aura toujours ce genre de bavures. Avant l’élection de François Hollande, j’avais préparé le retour de la police de proximité avec François Rebsamen, un proche du président. On devait l’appliquer. Et puis, Manuel Valls a été nommé ministre de l’Intérieur pour des raisons politiques, et il a fait la même chose que Nicolas Sarkozy : de la police d’ordre. On n'en a jamais reparlé depuis. Jusqu'à l'affaire Théo.

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