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Serge Nedjar, l'électrique patron de CNews qui roule pour Vincent Bolloré

"Autoritaire", "brutal"... De "Direct Matin" à i-Télé, ce patron de presse n'a cessé de faire l'unanimité contre lui. Franceinfo s'est penché sur la personnalité de ce proche de Vincent Bolloré, à l'occasion du lancement de CNews, lundi.

Article rédigé par Benoît Zagdoun
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Serge Nedjar, le directeur de la chaine d'information i-Télé qui devient CNews lundi 27 février 2017. (PHILIPPE MAZZONI / ITELE)

Ses détracteurs l’ont surnommé "le général Tapioca". Du nom de l’antipathique, mais ridicule dictateur sud-américain des aventures de Tintin. En même temps, Serge Nedjar ne fait pas grand-chose pour se faire apprécier de ses troupes. "Je serai l’homme à abattre, celui que vous allez détester", avait-il lâché devant la rédaction d’i-Télé, à son arrivée à la tête de la chaîne d’information en continu, en mai 2016, raconte StreetPress. La veille, les salariés avaient découvert le nom de leur nouveau patron dans un communiqué laconique du groupe Canal+. 

Une grève de 31 jours et plus de 70 départs de journalistes plus tard, la formule s’est révélée prophétique. Lundi 27 février, i-Télé devient CNews. L’occasion de se pencher sur ce "fidèle grognard" de Vincent Bolloré, un homme de l'ombre décrit par ses anciens subordonnés comme autoritaire et brutal, et qui n'a jamais répondu favorablement aux demandes d'entretiens de franceinfo.

Les "excès de zèle" du patron

Serge Nedjar fait ses armes de publicitaire au Matin de Paris, au début des années 1980, avant de rapidement rejoindre VSD et de cheminer aux côtés des patrons de presse, François et Jean-Dominique Siegel. Vincent Bolloré le recrute en 2005 pour le lancement de Direct 8, puis de Direct Matin. C’est à la tête du quotidien gratuit du groupe Bolloré que Serge Nedjar fait, pour la première fois, parler de lui. En mal.

Les anciens salariés du journal, qui témoignent anonymement dans StreetPress, se souviennent d’un patron interventionniste, mélangeant allègrement les genres entre journalisme et publicité, de préférence en faveur des intérêts économiques de Vincent Bolloré. Cela tombe bien, Serge Nedjar porte la double casquette de directeur général de Direct Matin et de président de la régie publicitaire du groupe Bolloré.

"Vincent ne va pas être content"

Le directeur général a la haute main sur la rédaction. "Il assistait aux conférences de rédaction presque tous les matins. C’était un moment tendu. Les collègues redoutaient d'y aller", confie à franceinfo un ancien du journal, sous couvert d'anonymat. Mais derrière Serge Nedjar, Vincent Bolloré dirige la manœuvre. "La une était validée quasi quotidiennement par Bolloré", affirme cet ex-salarié. Rien d'étonnant, le milliardaire avait déclaré à des salariés de La Tribune, en 2007 : "Dans mes médias, j’ai le 'final cut'", rappelle Le Monde.

Vincent Bolloré, un exemplaire de son quotidien gratuit "Direct Matin" entre les mains, le 1er septembre 2008 à Puteaux (Hauts-de-Seine). (GILLES ROLLE / REA)

"Il n’y avait jamais d’intervention directe de Bolloré, mais tous ses desiderata passaient par Nedjar. Ça se matérialisait dans les choix de une, dans les sujets mis en avant ou, au contraire, passés sous silence", précise cet ancien de la rédaction, qui s’interroge encore sur ses "excès de zèle".

Il disait : 'Ça, ça ne va pas lui plaire' ou 'Vincent ne va pas être content'. Sans qu’on sache si c’était Bolloré qui le lui avait dit ou si c’était lui qui anticipait sa réaction.

Un ancien salarié de "Direct Matin" sous couvert d'anonymat

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En 2009, un article du Monde, écrit pour Direct Matin dans le cadre d’un partenariat, passe à la trappe, remplacé par une pleine page de publicité. Dans cet article du journal du soir, les lecteurs du quotidien gratuit auraient pu y apprendre que la RATP exploite les données des Pass Navigo de ses usagers à des fins commerciales. Selon les informations de Rue 89, l’article aurait été jugé "à charge" par Serge Nedjar.

Mais ce que le patron de presse ne dit pas, c’est que son journal est distribué dans les stations de métro parisiennes grâce à un accord commercial exclusif passé avec la RATP. Et qu’une filiale du groupe Bolloré, IER, est spécialisée dans les technologies RFID, utilisées notamment dans les transports - et à la RATP - pour contrôler l’accès.

"Bolloré, c’est avant tout un groupe industriel, et ses médias sont à son service", constate cet ex-salarié. Les Bluecars du service de voitures électriques en libre-service, Autolib, construites et exploitées par le groupe Bolloré, reviennent ainsi fréquemment dans les pages du journal. "La moindre actualité d’Autolib ou des villes partenaires faisait l’objet d’un article", assure cet ancien de Direct Matin.

Vincent Bolloré posant devant une de ses Autolib, le 29 novembre 2012, à Paris. (ERIC PIERMONT / AFP)

Le journal gratuit se fait aussi le relais des clients de Havas, l'agence de publicité contrôlée par Vincent Bolloré. "Havas passait directement commande auprès de Serge Nedjar. Il transférait ensuite l'email au rédacteur en chef, qui nous le faisait passer", se souvient un ancien salarié dans StreetPress.

En septembre 2015, le quotidien publie une interview du directeur du Conseil malaisien de l’huile de palme (MPOC) vantant "l'huile de palme responsable". Au même moment, relève Challenges, l'agence Havas lance une campagne pour le compte du MPOC dans le but de redorer le blason de cette culture controversée. Quant au groupe Bolloré, il est lui-même actionnaire de palmeraies en Afrique.

"Ne pas faire de vagues"

Sous la direction de Serge Nedjar, Direct Matin se montre très soucieux de ne pas déplaire aux responsables politiques, quels que soient leurs camps. "Il existe une ligne diffuse qui consiste à ne pas faire de vagues", témoigne un ancien de Direct Matin dans Le Monde"Nedjar était très sarkozyste. Cela se voyait quand Sarkozy était au pouvoir. Mais ensuite, on n’était pas plus critique envers Hollande", abonde un ex-salarié.

On ne parlait jamais des affaires, tant que le protagoniste n’avait pas réagi. Et sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, il y en a eu un paquet.

Un ancien salarié de "Direct Matin" sous couvert d'anonymat

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"C’était la même chose pendant les municipales de 2014. On avait pour consigne de traiter a minima NKM", affirme un ancien du journal. Nathalie Kosciusko-Morizet est alors la rivale d'Anne Hidalgo pour la mairie de Paris, ville où Vincent Bolloré a lancé ses Autolib.

"En revanche, Ségolène Royal et Arnaud Montebourg, eux, étaient carrément blacklistés. C’était assumé, même si on n'en a jamais eu l'explication", souligne cet ancien du quotidien, alors dirigé par Serge Nedjar. Un autre ex-salarié relate, dans StreetPress, un souvenir révélateur. En 2014, Ségolène Royal et Arnaud Montebourg prennent du galon à la faveur d'un remaniement. "Dans la première version du journal maquetté, il n’avait mis ni Ségo ni Montebourg, ce qui était totalement absurde, souligne-t-il. En fin de journée, il y a eu un rétropédalage, ils ont été réintégrés. Il a fallu refaire le journal."

Un "management sans ménagement"

Pourtant, "il n’y a jamais eu de fronde", explique un ancien de Direct Matin. "A la rédaction, il y avait beaucoup de jeunes journalistes et de CDD. Du coup, c’était assez simple de ne pas renouveler quelqu’un à la fin de l’année. Dès qu’il y avait une tête qui dépassait, un peu d’opposition, cette personne partait." 

Les gens d’i-Télé ont découvert ce que nous avions expérimenté à notre échelle : son management sans ménagement, maladroit, viril, jamais dans l’empathie.

Un ancien salarié de "Direct Matin" sous couvert d'anonymat

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Serge Nedjar arrive à la tête d'i-Télé pour y appliquer le plan de Vincent Bolloré : réduire les coûts et les effectifs, avec le non-renouvellement des CDD et CDU (les contrats d'usage sur une saison télé), soit 50 postes, un quart de la rédaction, et dégager des profits en développant les partenariats commerciaux. Et cette fois encore, Serge Nedjar joue deux rôles à la fois : directeur général d'i-Télé et directeur de la rédaction, avec les mêmes préoccupations.

Vincent Bolloré ne veut pas de vagues avec ses amis politiques et ses intérêts économiques. Et tout ce qui peut permettre de promouvoir ses activités est le bienvenu.

Un ancien salarié d'i-Télé sous couvert d'anonymat

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"Deux reporters d’i-Télé étaient partis au Gabon pour couvrir les affrontements post-présidentielle, à la fin août 2016, se souvient un ancien salarié de la chaîne à franceinfo, sous couvert d'anonymat. Ils sont revenus avec un reportage. Nedjar a dit : 'On ne le passe pas. Il n’est pas équilibré. Il est à charge contre Ali Bongo [le dirigeant du pays où le groupe Bolloré est implanté]. Après discussions avec les journalistes, le sujet a été un peu remonté et diffusé."

"Sa nature profonde, c'est sa brutalité"

"Lorsque le bureau de Vincent Bolloré a été perquisitionné", en avril 2016, dans le cadre d’une enquête sur ses activités dans les ports africains de Guinée et du Togo, "on a fini par en parler avec une brève", constate cet ex-salarié. "Même chose pour la mise en examen de Jean-Marc Morandini" pour corruption de mineur, en septembre 2016, au moment où il arrivait à l'antenne sur i-Télé.

Autre passe d'armes entre le patron et sa rédaction : "Serge Nedjar a demandé de couvrir une conférence de presse de Gameloft. Il voulait qu’on fasse un sujet sur le lancement de leurs nouveaux jeux." L'éditeur français de jeux vidéo venait d'être racheté par son actionnaire Vivendi, via un OPA hostile. La grève finit par éclater à l'automne 2016. Un mois de conflit durant lequel les salariés d'i-Télé ont découvert que la "nature profonde" de leur patron, "c'est sa brutalité". 

Manifestation de soutien aux salariés grévistes d'i-Télé, le 4 novembre 2016, au pied du siège de la chaîne, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). (YANN CASTANIER / HANS LUCAS / AFP)

"Il n’hésite pas à dire que la violence ne lui fait pas peur. Il est très franc, très cash. A tel point que, pendant la grève, les dirigeants de Canal+ qui l’accompagnaient lors des discussions, ont parfois été obligés de le retenir", note un ancien d'i-Télé. Les comptes rendus des négociations, publiés par la société des journalistes de la chaîne (SDJ), retranscrivent cette autoritarisme. "Il agit comme ça, parce qu’il peut se le permettre. Il est soutenu et protégé par Vincent Bolloré", analyse cet ancien salarié de la chaîne.

Non,il n’y aura pas de discussions. Et je vais vous dire une chose, il n’y aura rien à discuter parce que vous ferez ce qu’on vous dit de faire.

Serge Nedjar

cité par la SDJ d'i-Télé, pendant la grève

Serge Nedjar veut imposer ses vues : i-Télé servira son propriétaire, Vincent Bolloré. "Il y a un gros travail à faire sur les recettes. La régie doit pouvoir se positionner sur des programmes. I-Télé doit participer davantage à des opérations de partenariat. Il va falloir que les mentalités changent", assène-t-il à ses salariés pendant la grève, toujours selon le compte rendu de la SDJ.

"Je vais faire entrer des annonceurs"

Un chanteur de chez Universal, la maison de disques contrôlée par Vincent Bolloré, passera sur i-Télé pour y faire la promotion de son nouvel album. "Le général Tapioca" ne laisse pas le choix à ses troupes : "Vous le prendrez, il sera invité dans la matinale et ce sera comme ça. Je compte faire ça sur un maximum de choses. Je vais faire entrer des annonceurs. Quand on vous fournira du contenu, (...) vous l’utiliserez et on le verra à l’antenne."

Bolloré l’a placé là pour ça : Nedjar est efficace.

Un ancien salarié d'i-Télé, sous couvert d'anonymat

franceinfo

Et à i-Télé, comme à Direct Matin, la ligne éditoriale de Serge Nedjar fait loi. Un ancien d'i-Télé confirme un épisode raconté dans Les Jours"Le matin de la publication du Canard enchaîné qui a lancé l’affaire Fillon, un sujet avait été préparé et diffusé. Nedjar a appelé le rédacteur en chef, le sujet a disparu de l’antenne. L’affaire a été occultée jusqu’à la première déclaration de François Fillon. Une fois encore, l’explication fournie était que le sujet n’était pas équilibré. L'idée c'était : 'On n’en parle pas, parce qu’on n’a pas la parole du candidat'."

Serge Nedjar a une idée bien arrêtée de ce que doit être le journalisme. "Le journalisme comme vous le faites, je l’ai vu dans la presse écrite, avait-il lancé à ses salariés pendant la grève, selon le compte rendu de la SDJ. A la moindre occasion, quand on parlait d’argent, ils posaient les stylos et aujourd’hui, ces journalistes, ils sont au chômage. Vos scrupules sont des débats dépassés et quand je vois des gens comme vous, ça ne me donne pas envie." La nouvelle CNews de Serge Nedjar, avec ses recrues médiatiques, Jean-Pierre Elkabbach et Patrick Poivre d'Arvor, fera-t-elle "envie" ? Réponse sur le canal 16 de la TNT.

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