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Nobel de littérature : cinq explications au succès singulier de Patrick Modiano

Le prix Nobel de littérature a été attribué à l'écrivain français, peut-être l'un des romanciers auquel les Français sont le plus attachés. Pour quelles raisons ?

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Des livres du romancier français Patrick Modiano, exposés à l'académie Nobel, le 9 octobre 2014. (TT NEWS AGENCY / REUTERS)

Et de quinze ! L'auteur de La Place de l'Etoile est le quinzième Français à obtenir le prix Nobel de littérature. L'académie suédoise a récompensé Patrick Modiano, jeudi 9 octobre, pour "l'art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l'Occupation".

Le romancier, qui creuse obstinément les plaies françaises, occupe une place à part dans la littérature française, plébiscité par le public comme par la critique. A quoi l'auteur de Dora Bruder doit-il son succès ? 

1Il est discret

Discret et timide : deux des adjectifs qui viennent immédiatement à l'esprit pour qualifier Patrick Modiano, 69 ans. Le romancier a séduit le public dans les années 70 et 80, du temps d'Apostrophes, l'émission littéraire présentée par Bernard Pivot, en bafouillant devant les caméras. Et le public, captivé, s'est précipité sur ses romans, "en dépit ou en raison de l'élocution embarrassée et presque douloureuse de Modiano", comme le note Le Figaro. Déjà rare à l'époque, l'écrivain s'est fait encore plus discret ces dernières années : la dernière photo dont dispose l'AFP remonte à 2003. Mais il est quand même apparu dans l'émission La Grande Librairie jeudi 2 octobre, au milieu de ses livres, à l'occasion de la parution de son 28e roman, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (Gallimard).


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2Il est drôle (ou l'était)

On le sait moins, même si ses lecteurs le devinent parfois, mais Patrick Modiano savait se montrer facétieux, dans un cercle amical. Dans son ultime livre, Deux vies valent mieux qu'une, l'éditeur Jean-Marc Roberts, décédé en 2013, raconte qu'au début des années 70, il avait passé avec lui des soirées "à improviser des canulars téléphoniques. C'était notre occupation favorite. En déguisant sa voix, Modiano parvenait à acquérir une assurance et une témérité inédites. Sa drôlerie m'impressionnait. De René Barjavel à Robert Julien Courtine, tant, tant se laissèrent piéger".

3Il creuse les plaies ouvertes de l'Occupation

"J'ai toujours eu le sentiment que ma nature profonde était la faculté au bonheur, mais qu'elle avait été détournée tout au long de ma vie par des circonstances extérieures. C'est le hasard qui m'a fait naître en 1945, qui m'a donné des origines troubles et m'a privé d'un entourage familial", a écrit Patrick Modiano.

Le hasard peut-être, mais pourquoi, de La Place de l'Etoile (son premier roman, en 1967) à Dora Bruder (1997), n'a-t-il jamais cessé de parler des eaux troubles de l'Occupation ? Cette obsession trouve sa place dans la saga familiale qu'il a racontée dans Un pedigree, son récit autobiographique. Juif d'origine italienne, son père, sous une fausse identité, a réussi à vivre de trafic et marché noir sous l'Occupation, période qui hante toute l'œuvre du nouveau Nobel.

4Son œuvre brouille les pistes

De cette ambiguïté première sont nés des romans qui ne tranchent jamais, hésitent entre clair et obscur, et remontent des pistes sans jamais toucher le but. Comme en témoigne Dora Bruder, livre qui rassemble, à la façon d'une enquête, toutes les pièces sur la disparition d'une jeune fille juive déportée à Auschwitz en septembre 1942.

Patrick Modiano est parti d'un avis de recherche dans un vieux numéro de Paris-Soir de 1941, sur cette jeune fille, qui a fugué à 15 ans. Et à la fin du roman, comme toujours chez Modiano, le lecteur a parcouru les pièces du puzzle, mais n'aura pas la clé de l'énigme.

Dans un livre intitulé Dans la peau de Patrick Modiano (Fayard), le journaliste du Monde Denis Cosnard  (qui tient également le blog Le réseau Modiano) a enquêté sur les personnages de l'œuvre et leur genèse. Et établi que la plupart d'entre eux empruntaient les traits ou caractères de personnages louches ayant gravité, comme son père, dans les milieux de la collaboration. "Ce qui frappe le plus chez Modiano, c'est sa connaissance absolue de tout ce qui se passait rue Lauriston (siège de la Gestapo française). C'est le point névralgique de son oeuvre, il en parle même dans les livres qui n'ont rien à voir avec l'Occupation", a confié Denis Cosnard au Point.

5Il écrit toujours le même livre

D'où le sentiment de lire toujours le même livre, ou plutôt de lire un livre sans fin. François Hollande a adressé ses "félicitations à Patrick Modiano. Ce prix Nobel consacre une œuvre qui explore les subtilités de la mémoire et la complexité de l'identité".

Plus précisément, il consacre une oeuvre qui explore les errements et les incertitudes de la mémoire. Si Marcel Proust a remonté le chemin de ses souvenirs dans un unique livre (La Recherche du temps perdu), Patrick Modiano l'a fait de 28 façons, dans 28 romans, qui sont, selon ses propres mots, comme "les motifs d'une tapisserie que l'on aurait tissée dans un demi-sommeil". Un demi-sommeil qui n'en finit jamais et embarque le lecteur toujours vers le même rêve, ou le même cauchemar.

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