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"Au cinéma, les hommes ont le droit de vieillir, pas les femmes"

Le cinéma est très en retard sur la société, constate Geneviève Sellier, coauteure de "La Drôle de Guerre des sexes du cinéma français". Interview. 

Article rédigé par Ariane Nicolas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Emmanuelle Béart et Michel Serrault, dans "Nelly et monsieur Arnaud", de Claude Sautet, en 1995. (LES FILMS ALAIN SARDE)

A quoi ressemblent les héros de cinéma en France et aux Etats-Unis ? Selon notre enquête, ils sont en grande majorité masculins et d'"âge mûr". A l'inverse, la carrière des femmes, moins nombreuses, connaît un coup d'arrêt la quarantaine passée. Pour tenter de comprendre cette surreprésentation masculine, et plus généralement les inégalités dans la distribution des rôles au cinéma, francetv info a interviewé Geneviève Sellier, professeure et chercheuse à l'université Bordeaux 3-Montaigne, et coauteure de La Drôle de Guerre des sexes du cinéma français.

Francetv info : Des acteurs masculins en plus grand nombre et bien plus âgés que leurs partenaires féminines... Ce modèle est-il récent ?

Geneviève Sellier : La différence d'âge entre acteurs et actrices têtes d'affiches existe depuis longtemps. Dans le cinéma français, cette répartition s'installe dans les années 30, sous la forme du "couple incestueux" : le rôle principal est tenu par un homme qui a la cinquantaine. Et l'histoire l'amène à mettre la main ou à protéger une très jeune femme, qui sert avant tout de faire-valoir. Le seul moment où ce schéma est atténué, c'est pendant l'Occupation. Le cinéma français témoigne alors de la faillite du patriarcat en mettant en tête d'affiche des femmes, jeunes ou moins jeunes, qui très souvent sauvent la communauté, la défendent ou se mettent à son service. Là, les femmes ont de vrais rôles.

Depuis, on peut dire que, dans le cinéma populaire, il y a systématiquement soit une figure de patriarche (Jean Gabin, Fernandel), soit un duo d'hommes, en particulier dans la comédie (La Grande Vadrouille, Les Visiteurs, Bienvenue chez les Ch'tis, Intouchables, Astérix et Obélix, etc). Et quand ils ne sont pas deux, ils sont trois (Les Trois Frères), quatre, ou plus (La Vérité si je mens).

Pourquoi la parenthèse a-t-elle été si courte ?

Le modèle "homme âgé-jeune femme" est une légitimation à l'écran d'une pratique sociale fréquente, qui voit les hommes "évacuer" les femmes de leur âge. Les acteurs hommes bénéficient d'un privilège double : ils sont plus visibles et ont des carrières très longues. Même si le phénomène s'est un peu atténué, le principe reste le même : les femmes ne sont regardables que jusqu'à 30 ans. A la femme revient la notion de désir, à l'homme celles du rôle social et de la réussite professionnelle, donc de l'âge. Au cinéma, les hommes ont le droit de vieillir, pas les femmes.

Pourtant la société évolue. Le cinéma refuserait-il d'être à son image ?

Les représentations varient fortement selon le modèle de financement du film. Les œuvres à gros budgets, avec des stars, sont masculines. Pour trouver une représentation féminine plus forte, il faut regarder dans les films à moyen ou petit budget. Le fonctionnement commercial du cinéma favorise la "survisibilité" des acteurs, car ils constituent encore une assurance, même si nombre de films sont des flops. Ils font plus que perpétuer le système : à la dimension économique s'ajoute un volet idéologique. La mise en scène systématique de personnages masculins variés est une façon de légitimer la domination masculine.

Or, le cinéma est en retard sur la société, car les femmes n'ont plus le rôle qu'elles avaient dans les années 30 ou 50. Il est à la traîne aussi parce qu'il existe une tyrannie du visible, qui impose qu'une femme regardable est une femme désirable.

Vous parlez de "tyrannie du visible". Pourquoi vise-t-elle les femmes en priorité ?

Cette tradition remonte à tellement loin... Les hommes relèvent de la catégorie "social, culturel ou politique" et les femmes du "naturel, physique ou sexuel". C'est là que le cinéma est en retard ! Les femmes, dans notre société, sont à la fois des sujets désirants, des mères de familles et des professionnelles. La culture les ramène à des modèles archaïques. Ce rôle réactionnaire est d'ailleurs plus prégnant au cinéma qu'à la télévision française : les séries et téléfilms laissent plus de place aux femmes. Certains téléfilms sont vus par 2 à 5 millions de personnes, mais l'élite cultivée ne les regarde pas.

Mais les spectateurs sont-ils prêts à voir des blockbusters avec des femmes à la place des hommes ?

Ce n'est pas à moi de le dire, mais on observe depuis vingt ans, grâce notamment aux réalisatrices comme Nicole Garcia ou Tonie Marshall, l'émergence de films avec des rôles féminins de premier plan. Des rôles variés en termes d'âge, de profession, etc. Et le public marche ! Mais pour l'instant, les réalisatrices n'ont accès qu'à des budgets petits ou moyens. 

Les femmes ont-elles plus de chance d'exister dans toute leur diversité avec le cinéma d'auteur ?

Le cinéma d'auteur ne se révèle pas plus féministe que le populaire. Dans les années 60, le courant dominant de la Nouvelle Vague a renouvelé les représentations sur un mode tout à fait masculin. Au lieu de nous présenter des figures de patriarche, on nous a montré un alter ego du réalisateur, créateur vulnérable, dont le malheur réside dans son amour pour une femme qui lui sera fatale.

Aujourd'hui, cela prend une allure différente, mais un réalisateur comme Arnaud Desplechin ne fait rien d'autre. Je pense par exemple à Un Conte de Noël, où il met en scène une mère mortifère, terrifiante. La figure féminine est mise en avant pour mieux être flinguée. Le cinéma d'auteur témoigne d'un maintien d'une forme de misogynie typique de la culture d'élite française, dans la droite ligne de Madame Bovary, où l'aliénation et l'absence de conscience de soi ne cohabitent que chez la femme. Le cinéma a un rôle actif de stigmatisation des actrices âgées, trop peu souvent mises en valeur.

A vous entendre, on a l'impression que seuls les hommes décident. Mais le cinéma compte de nombreuses réalisatrices !

Les réalisatrices françaises doivent adhérer au modèle masculin si elles ne veulent pas être rejetées. Elles sont prises dans une contradiction : pour se faire une place au soleil, il faut adhérer aux valeurs dominantes. Prenez le film de Noémie Lvovsky, Les Sentiments. Elle y fait l'apologie de la manière dont un homme d'âge mûr peut être régénéré par une femme-enfant, le tout en dévalorisant complètement la femme d'âge mûr, Nathalie Baye, montrée comme hors service. Son dernier film, Camille redouble, prouve que Noémie Lvovsky n'arrive pas à se détacher de sa fascination pour l'adolescence. Son héroïne ne s'assume pas à 50 ans. Comme elle, les femmes ont intériorisé la dévalorisation de la femme d'âge mûre.

Récemment, Jessica Chastain est devenue célèbre avec "The Tree of Life" et "Zero Dark Thirty". Et l'on a pu remarquer qu'elle a immédiatement été prise comme l'égérie d'une marque de luxe...

C'est loin d'être la seule. L'industrie de la beauté aliène les femmes à divers niveaux : elle les force à ressembler à des modèles impossibles à atteindre, ce qui n'est pas le cas des hommes. La mode récente de la barbe de trois jours me paraît très significative de l'autorisation donnée aux hommes d'avoir l'air négligé. A l'inverse, les femmes doivent rester impeccables, séduisantes, avenantes. Le fait que le cinéma fonctionne sur des gros plans est un élément majeur de discrimination.

Qu'entendez-vous par là ?

Les gros plans de personnages ridés sont jugés tantôt beaux ou laids, selon qu'il s'agit d'un homme ou d'une femme. D'où la difficulté pour les actrices mûres de trouver une place de choix. Cette façon de filmer, qui nous est venue d'Hollywood, n'a pas toujours existé. Le cinéma des années 20 ne connaissait pas le gros plan. Il était pourtant tout aussi fascinant.

D'après notre enquête, le jeunisme est d'ailleurs plus flagrant aux Etats-Unis qu'en France. 

C'est vrai, mais en même temps, la société américaine est beaucoup plus consciente des rapports de domination que la société française. En France, la domination se maintient par le refus de la reconnaître. Un film comme Intouchables est symptomatique dans la manière dont la société ne veut pas voir le rôle des femmes. Dans le monde réel, ce sont elles qui s'occupent des vieillards et des handicapés. Elles sont d'ailleurs très mal payées pour ce travail. Or Intouchables constitue une immense dénégation de cette réalité, car on y voit un handicapé qui revient à la vie grâce aux soins d'un jeune homme. Comme par hasard, Anne Le Ny est dévalorisée et totalement secondaire.

On retrouve cette supercherie extraordinaire dans Amour. Jean-Louis Trintignant prend soin d'Emmanuelle Riva, tandis que leur fille [Isabelle Huppert] agit comme une salope ! Or statistiquement, la situation est inverse : les femmes sont plus jeunes que leurs maris et vivent plus vieilles. 

Vous ne semblez pas très optimiste quant à la capacité des femmes à changer de modèle...

Pour celles qui se battent, c'est fatigant. Les actrices qui contestent les normes dans lesquelles elles ont grandi sont fichues, elles seront boycottées. L'effet de terreur est très rapidement intériorisé.

On peut vous objecter qu'une femme comme Virginie Despentes s'en sort plutôt bien.

Virginie Despentes était marginale. Elle vient d'un milieu populaire, et n'avait rien à perdre. Elle représente le contre-exemple absolu. Le problème, c'est que la plupart des femmes ont des choses à perdre. Se battre de manière trop visible contre toutes ces manifestations de la domination, c'est prendre le risque de s'exclure.

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