Cet article date de plus de sept ans.

Enquête franceinfo Abattoirs, élevages, couvoirs : "l'agent secret" de L214 raconte ses infiltrations

Article rédigé par Benoît Zagdoun
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Nicolas, salarié et ancien "enquêteur" de L214, dans les locaux de l'association à Lyon, le 8 avril 2016. (BENOIT ZAGDOUN / FRANCETV INFO)

Embauché dans des entreprises françaises de l'agroalimentaire, ce jeune militant a filmé en caméra cachée les conditions de vie et de mort des animaux d'élevage. L'association de défense des droits des animaux en a tiré des vidéos chocs.

A Lyon, le local de l'association L214 est des plus discrets. La devanture porte encore le nom du commerce qui occupait auparavant les lieux. A l'intérieur, des étagères supportent des piles de cartons. T-shirts, sacs, tracts, badges, autocollants, livres de recettes, essais, bandes dessinées pour les enfants… Il y a là tout le nécessaire du parfait défenseur des droits des animaux.

Deux salariées s'y affairent. Claire, quadragénaire autrefois professeure de musique, "et même un peu chanteuse", compose des lots qu'elle glisse dans des enveloppes. Elle croule sous les commandes. Patricia, pas encore la trentaine, créatrice de sites internet, passe en revue les dizaines de mails auxquels elle va devoir répondre.

Sur la table au centre de la pièce, des piles d'enveloppes pas encore ouvertes s'entassent. "Quelques jours de courrier à peine. Des dons principalement." Le scénario se répète après chaque nouvelle vidéo choc de L214 sur les pratiques des élevages ou des abattoirs français. La dernière, filmée dans l'abattoir de Mauléon (Pyrénées-Atlantiques), a été diffusée dix jours plus tôt. C'est là que Nicolas* a donné rendez-vous. Pendant un an et demi, ce jeune homme de bientôt 25 ans a été "l'agent secret" de L214.

Premier essai et premier succès

Son aventure a commencé à l'été 2014 dans un couvoir de Bretagne. "Quand je me suis fait embaucher là-bas, c'était pour gagner de l'argent, ce n'était pas du tout pour filmer", assure-t-il. Mais ce qu'il y a découvert l'a révolté.

Il se souvient du tri des poussins à la chaîne sur les tapis roulants. "Au début, j'allais très lentement, je n'osais pas les attraper. Mais au bout d'un quart d'heure, on est obligé de déconnecter, sinon ça ne marche pas. Après, on les prend par poignées, on les regarde vite fait et on les balance." Son souvenir "le plus trash" reste celui de "la vis sans fin de la broyeuse qui avale et recrache les poussins". "Tout le monde trouvait ça normal, sauf moi", s'indigne-t-il.

Attention, certaines images peuvent choquer.

"Ça a été un choc, raconte Nicolas. Je me suis dit : 'Mais qu'est-ce que je fous là ? C'est terrible ce boulot !' Au bout d'une semaine, il était clair que je restais uniquement pour filmer et dénoncer ce qu'il s'y passait."

Nicolas contacte L214. L'association lui fournit le matériel – une caméra cachée et une GoPro – et le jeune homme commence à filmer pendant ses journées de travail. Le soir venu, dans le camping où il dort, il transfère les images sur un disque dur, par sécurité. Le manège dure trois semaines. "Après le couvoir, j'ai eu des insomnies pendant plusieurs semaines", confie le jeune homme. A l'automne, L214 diffuse la vidéo et porte plainte contre le couvoir pour "mauvais traitements envers animaux". Le scandale éclate. La justice s'en mêle. En mars, l'entreprise bretonne et son patron sont condamnés à des amendes d'un total de 19 000 euros. Entre-temps, elle a arrêté son activité de couvoir.

Le couvoir breton était une toute petite structure. Si ce genre de choses pouvait arriver là, qu'est-ce qu'il se passait ailleurs ?

Nicolas, membre de L214

francetv info

Des cibles repérées sur Pôle emploi

Voilà comment Nicolas est officiellement devenu l'"enquêteur" de L214, passant de militant bénévole à salarié de l'association. Ses cibles, il les choisit parmi les annonces de Pôle emploi. "C'est souvent de l'intérim", précise-t-il. Mais "pour décrocher un boulot au bon poste, ce n'est pas évident". D'abord parce qu'il n'est pas toujours le seul à postuler. Ensuite parce qu'il faut avoir le bon profil.

Pour réussir à se faire embaucher dans un couvoir de canetons en Loire-Atlantique, Nicolas a "dû faire deux mois d'intérim dans l'agroalimentaire dans des trucs qui n'avaient rien à voir, les services à l'élevage, les vaccinations, uniquement pour [se] faire un CV et que l'agence [le] mette sur cet emploi", se rappelle-t-il.

Parfois, l'infiltration tourne court. "J'ai travaillé dans un abattoir de moutons de la région nantaise. Mais le contrat ne durait qu'une semaine, relate-t-il. C'était trop court pour prendre des images qui soient exploitables médiatiquement ou juridiquement. Et je n'étais pas au bon poste. Il aurait fallu que je sois employé juste avant l'égorgement ou juste après."


 

Les premiers jours servent aux repérages. Nicolas se familiarise avec les lieux, les horaires et le fonctionnement de l'entreprise. Bien sûr, "il faut rester à son poste et faire son boulot", mais "quand on sait quelles tâches sont effectuées quel jour, c'est plus facile de trouver un moment de flottement où on va pouvoir aller se balader et essayer de filmer". Car, assure-t-il, "il se passe toujours plein de choses mais il faut trouver le bon moment pour filmer, ne pas être occupé et avoir le temps de cadrer".

"La peur de se faire prendre"

Le militant infiltré filme quand il est seul ou quand les autres employés ont le dos tourné. Cela ne l'empêche pas d'éprouver du "stress" et surtout "la peur de se faire prendre". "Parfois, on sort la caméra et quelqu'un passe juste à ce moment-là. On a l'impression qu'il nous a vu, mais en fait pas du tout. Filmer en caméra cachée implique aussi d'avoir des postures pas très naturelles, mais qui en réalité ne se voient que si on sait ce qu'on est en train de faire." Malgré tout, "les gens sont à dix mille lieues d'imaginer qu'on est en train de faire ça".

Il parvient ainsi à infiltrer un élevage de canards à foie gras, dans les Landes, où les canes sont inséminées deux fois par semaine. Il filme ces "manipulations violentes". "Les infections surviennent rapidement. Tous les matins, on ramassait des canes mortes dans la nuit. D'autres avaient les parties génitales qui s'infectaient et on devait leur tordre le cou."

Attention, certaines images peuvent choquer.

Un jeu de rôle éprouvant

Entre chaque enquête, Nicolas fait une pause. "C'est très fatiguant physiquement et psychologiquement. Il faut avoir le temps de s'en remettre", confie-t-il. Son épaule gauche l'a fait souffrir pendant des semaines après son passage par l'abattoir de la région nantaise. Et à force de presser sur les cloaques des canes pour les inséminer toute la journée dans l'élevage landais, il ne parvenait plus à plier ses doigts le matin au réveil.

L'infiltration, "c'est assez perturbant", reconnaît Nicolas. "Il faut jouer un rôle dès l'entretien d'embauche et après, avec les salariés de l'entreprise, huit heures par jour pendant des semaines. On ne peut pas parler de sa vie privée. On n'a plus de vie personnelle non plus. On part à des centaines de kilomètres de chez soi." Pour toutes ces raisons, Nicolas a décidé d'arrêter, à l'hiver 2015. 

L214 peut toujours compter sur ses "lanceurs d'alerte" : des personnes qui ont accès à des abattoirs ou des élevages et acceptent de les filmer en caméra cachée. "Il y a des images qu'on ne peut pas avoir autrement qu'en étant sous couverture", fait cependant valoir le militant. Et l'association ne dépend plus que de sources extérieures. "On est en retard sur ce sujet en France", déplore Nicolas.  Aux Etats-Unis, l'association Mercy For Animals propose ainsi sur son site internet des offres d'emplois d'undercover investigator (enquêteur clandestin).

Des tracts autocollants de L214 présentés dans le localde l'association, le 8 avril 2016 à Lyon. (BENOIT ZAGDOUN / FRANCETV INFO)

"Voir les choses en vrai, ça vaccine"

Pour Nicolas, cette expérience a été "une prise de conscience". "C'est un peu comme si on se réveillait, explique-t-il. Manger des œufs, de la viande, du lait ou du fromage, c'est quelque chose qu'on connaît depuis qu'on est tout petit, on n'a pas envie de le remettre en question. Mais ça vaccine de voir les choses en vrai. C'est encore plus violent que les vidéos."

Au fur et à mesure de son engagement, Nicolas est devenu végétarien puis vegan, bannissant peu à peu de son alimentation tous les produits animaux. "Ça s'est confirmé dans toutes mes enquêtes. Il n'y a pas de considération pour les animaux, autre que celle de la rentabilité. Je n'avais pas envie de participer à ça", tranche-t-il. 

Avant cela, je n'avais pas fait le lien du tout entre les animaux et ce qu'il y avait dans mon assiette.

Nicolas, militant de L214

francetv info

"On aura gagné quand il n'y aura plus d'élevages"

Grâce à ses vidéos, L214 a réussi à imposer dans le débat public le sujet des conditions d'élevage et d'abattage. Le ministre de l'Agriculture a promis un représentant de la protection animale dans chaque abattoir. Stéphane Le Foll a aussi l'intention de "créer un délit de maltraitance" aux animaux, assorti de "sanctions pénales".

"C'est un premier pas à court terme, tempère Nicolas. Cela montre une plus grande prise en compte des animaux, même si elle est toujours insuffisante. Cela envoie un message à la société : on ne peut pas faire n'importe quoi avec les animaux. Mais, à long terme, L214 se positionne sur la fermeture des abattoirs et l'arrêt de l'exploitation animale. On aura vraiment gagné quand il n'y aura plus d'élevages."

  (BENOIT ZAGDOUN / FRANCETV INFO)

Afin d'encourager cette évolution de la société, Nicolas s'attelle à la réalisation d'un nouveau site internet de L214 : "Vegan pratique". "Il y a très peu de conseils nutritionnels de la part des autorités", regrette-t-il. Pourtant, "avec un peu d'informations, ce n'est pas si compliqué que ça". "Comment faire pour se passer de produits animaux et conserver du plaisir dans son alimentation en mangeant autrement", expose-t-il, en plaisantant : "On ne va pas bouffer du riz tous les jours." Mais voilà, "en France, il y a toute une tradition culinaire autour de la viande. On n'est pas au bout de nos peines."

* Le prénom a été changé.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.